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robe du professeur, je parvins à me créer dans cette ville des relations qui me promettaient une carrière facile, sinon brillante. J’avais presque entièrement perdu de vue mon début dans la publicité et les déboires d’amour-propre qu’il m’avait valus, lorsqu’un incident tout particulier vint me le remettre en mémoire.

Certain soir où j’étais rentré plus tard que de coutume et où je travaillais après minuit dans mon cabinet, une visite me fut annoncée. La lueur incertaine de ma lampe ne me laissa tout d’abord entrevoir qu’un homme de haute taille dont les épaules voûtées et l’attitude souffrante m’inspirèrent une sorte de compassion; aux premiers mots qui sortirent de ses lèvres, je reconnus sa voix. Ce grand vieillard était le comte Edmond R... En le revoyant après tant d’années (car ceci se passait en 1842), je fus affecté comme on l’est à l’aspect d’une belle statue brisée. Ses cheveux étaient encore abondans, mais blancs comme la neige; son visage était labouré de rides profondes; une sorte de découragement et de désespoir s’accusait dans le contour atténué de ses lèvres flétries. Il avait encore cette pose de tête altière, cette majesté d’attitude qui le caractérisaient jadis; mais c’était la majesté de la résignation, la dignité qui survit à la défaite. L’ensemble de ses traits et de sa tournure n’exprimait en somme que ceci : une fatigue indicible.

Les premières paroles échangées entre nous se ressentirent de notre mutuel embarras; mais le comte, bientôt rendu à son sang-froid ordinaire : — Je ne suis pas venu, dit-il, je ne suis pas venu cette fois pour vous échapper comme jadis. Lors de notre première rencontre, la curiosité obstinée de votre regard m’avait déplu, j’en conviens, et presque irrité. Si accoutumé que je fusse à ne pas permettre que de pareilles impressions vinssent troubler mon égalité d’âme ordinaire, je m’étonnai en cette circonstance de me voir imposer malgré moi un souvenir pénible, — celui de la sensation toute particulière, quoique indéfinie, que j’avais éprouvée en me voyant devenu l’objet de votre attentif examen. Plusieurs années après, un nouveau hasard vous rendit pour la seconde fois le témoin d’une de ces crises rares où l’émotion me domine complètement, et alors il me fut impossible de ne pas voir dans cet arrangement providentiel autre chose qu’un jeu du hasard et un accident simplement fortuit. Depuis lors, une impulsion intérieure m’a plusieurs fois porté vers vous, et je ne sais encore si je dois y reconnaître la voix même de ma destinée ou le vulgaire désir de vous détromper sur mon compte. Quoi qu’il en soit, j’ai longtemps résisté, craignant de détruire par cette démarche compromettante une dernière espérance, la seule qui me reste, et à laquelle me rattache la routine de mes pensées plutôt qu’un calcul de ma raison. Ma présence ici ce soir vous