Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/526

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

confuses qui m’assaillirent en ce moment, car aussitôt après il se fit un grand tumulte. Les croupiers se levèrent à la hâte, les joueurs mécontens, qui déjà s’éloignaient de la table, s’arrêtèrent court, et tous dirigèrent vers le Silésien des regards où se peignait l’effroi le plus vif. Son visage couvert d’une pâleur livide n’était plus reconnaissable, ses yeux grands ouverts semblaient prêts à sortir de leurs orbites, ses lèvres bleuâtres avaient un aspect hideux. Je vis son corps, dans un état de rigidité cadavérique, vaciller pesamment et quitter, par un mouvement de projection en avant, le fauteuil sur lequel il était assis. La seconde d’après, il gisait à nos pieds privé de tout sentiment.

On porta le comte dans une chambre voisine où je le suivis aussitôt. Dès que j’eus décliné ma qualité de médecin, chacun s’empressa de me faire place. L’apoplexie me semblait à craindre, et je jugeai qu’une saignée devait être pratiquée à l’instant même. Heureusement ma lancette ne me quittait jamais; l’opération put donc avoir lieu sans retard. Lorsqu’elle fut achevée, on nous laissa seuls, mon client et moi. Sa physionomie était redevenue calme; son visage, quoique pâle encore, avait repris sa teinte naturelle et cette noble expression qui chez lui semblait être un don de nature plutôt que le résultat d’un effort quelconque. A mesure que je le contemplais ainsi plongé dans un sommeil aussi paisible que celui de l’enfance, je sentais prévaloir en moi de plus en plus un sentiment de respectueuse, commisération. Un profond soupir, un faible mouvement, m’indiquèrent bientôt que le malade reprenait ses sens. Je m’écartai doucement ; le silence dont nous étions enveloppés me semblait auguste à certains égards, et je n’osais pas y porter atteinte.

Après une courte pause, soulevant le bras que mes ligatures ne retenaient point captif, le comte me fit signe d’approcher. J’obéis à l’instant même. Il prit ma main dans la sienne et me regarda longuement avec une sorte de mélancolie. Quel qu’en pût être l’objet, cet examen lui donna sans doute des résultats satisfaisans, car un faible sourire éclaira ses traits, et sans aucune affectation d’embarras, sans cordialité trop accentuée, il m’adressa la parole en ces termes : — Ce n’est pas, je crois, la première fois que nous nous voyons; certains pressentimens m’avertissent que cette rencontre ne sera pas la dernière. Je ne vous remercie pas : l’observance d’une vaine étiquette me paraît déjà trop peu de vous à moi, et il me semble, d’un autre côté, que j’irais trop loin, si dès à présent je vous accordais davantage. Je me bornerai donc à vous prier de venir compléter chez moi le traitement dont je puis encore avoir besoin et que vous avez si bien commencé. Je suis, ne le croyez-vous pas, en état de me mettre en route?...