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il ne reste guère que nous ici-bas. Sachons nous réconcilier l’un et l’autre!...

Et le rocher d’où l’immense fabrique du Dom a été tirée pierre à pierre ne répondait que par un silence obstiné à cette mélancolique adjuration.


II

Je ne sais pourquoi un événement aussi insignifiant que celui dont je viens de donner les détails s’était à ce point emparé de mon imagination. Qu’avais-je vu en somme? Une barque chavirée et un petit garçon sauvé d’un naufragé par un noble silésien qui paraissait fort expert dans l’art de la natation, — celui-ci marié à une femme d’une beauté remarquable, mais sans que le bonheur semblât présider à leur hymen. Rien de merveilleux dans tout ceci. Les bateaux mal dirigés coulent aisément à fond; les gens qui savent nager font ce qu’ils peuvent pour sauver un enfant qui se noie, et il n’est guère besoin d’une intervention spéciale de la destinée pour qu’une belle femme vive en mauvais termes avec son mari ; mais en revanche il y a dans la vie des momens où, sans aucun préliminaire apparent, une puissance invisible écarte le voile qui dérobe à notre œil intérieur tout un monde obscurément entrevu. La vision interne prend alors des facultés surnaturelles. Les barrières du temps et de l’espace sont annihilées. Ce que le télescope nous révèle de l’univers extérieur, ce regard où l’âme se concentre nous le révèle à son tour de cet autre univers que l’homme porte en lui-même. Les poètes dans leurs heures d’inspiration, les amans lorsque la passion les domine, ont de ces clairvoyances passagères. Du même coup d’œil Roméo lit tous les secrets du cœur de Juliette; Shakspeare, du même coup d’œil, pénètre ceux de l’âme universelle. Toutefois ces éclairs d’intuition ne sont point le partage exclusif de l’amour et du génie, puisque sur le pont de la Loreley (et sans que jamais j’aie pu savoir comment) la destinée entière de deux êtres humains m’avait été soudainement révélée par un simple regard jeté sur eux. J’avais lu au plus profond de leur être, j’avais découvert sans effort leurs sentimens les plus intimes, je n’avais eu besoin, pour me guider dans ce labyrinthe obscur d’aucune révélation sur les événemens de leur vie. Je leur pressentais, je leur voyais une pensée commune qui les séparait à jamais, une pensée inconciliable avec toute idée d’union et d’harmonie. Qu’on me pardonne ici le vague des expressions dont je me sers : il répond tant bien que mal à l’indéfinissable conception que je m’efforce de rendre.

Ce phénomène au reste m’avait fortement touché. Je suis convaincu qu’il a imprimé une direction spéciale à mes pensées ultérieures,