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REVUE DES DEUX MONDES.

de Mme la baronne de Gleichen-Ruszwurm les jugemens de Charlotte elle-même sur Delphine et Corinne, et on y recueillera en particulier les échos jusqu’à présent peu connus de la réputation littéraire de Mme de Staël dans un petit cercle de beaux esprits, qui siégeait à Copenhague, et à la tête duquel était placée une Mme Brun, femme d’esprit et de cœur. C’est dire que sans doute il serait possible aujourd’hui, avec tant de renseignemens épars, de reconstruire le récit d’un des épisodes les plus intéressans que l’histoire littéraire puisse offrir.

Il faut lire, si l’on veut en suivre les conséquences immédiates, le volume dans lequel, tout récemment aussi, M. Taillandier nous a fait connaître une correspondance inédite de Sismondi. Il est impossible assurément de se rendre compte des origines littéraires du XIXe siècle, si l’on n’a fait ample connaissance avec ce petit monde de Coppet qui a servi de premier intermédiaîre entre l’Allemagne et la France. Rien de plus attachant que d’observer de près, comme on peut le faire par la lecture de lettres intimes, les qualités d’esprit franches et vives qui rendaient possible à ce groupe d’initiateurs intelligens un rôle prédestiné. Tout ce que la connaissance entière de la vie et des écrits de Chateaubriand par exemple nous a apporté d’élémens d’appréciation et de jugement définitif sur son caractère et son génie ne nous a pas rendus juges plus clairvoyans à son égard que ne l’était Sismondi en présence même de ses premières œuvres. Il faut lire à ce sujet de très curieux passages dans le livre de M. Taillandier. A côté des lettres de Sismondi, galerie nombreuse et variée, où tant de physionomies littéraires apparaissent, M. Taillandier a placé des lettres de Bonstetten, de Mme de Staël, de Mme de Souza, ces dernières portant l’empreinte d’un charme et d’une grâce remarquables. Toutes sont adressées à cette princesse d’Albany dont M. de Reumont avait donné une bonne esquisse, et dont M. Taillandier, grâce à une foule de documens nouveaux par lui mis au jour, et en même temps habilement employés, a restitué désormais l’entière et vivante physionomie.

En résumé, par ces trois publications diverses, mais qui se complètent et s’expliquent mutuellement, la Comtesse d’Albany, la Correspondance entre Goethe et Schiller ; les Lettres inédites de Sismondi, M. Saint-René Taillandier apporte de très nouveaux et très graves élémens à l’histoire et à la critique littéraires du temps qui nous a immédiatement précédés, et duquel nous sommes intimement solidaires. L’auteur de ces publications, qui poursuit depuis vingt ans par la parole et par la plume, avec un talent toujours applaudi, la double et parallèle histoire de la littérature allemande et de la littérature française, a d’autant plus de droits à la reconnaissance de tous ceux qui pensent et étudient que la littérature s’est plus intimement mêlée de nos jours à tout l’ensemble de la vie intellectuelle et morale, et qu’une connaissance plus entière du génie allemand, si original et si fécond, nous apparaît enfin comme indispensable à l’esprit français, ne fût-ce que pour l’aider à se bien discerner et à se juger lui-même.

A. Geffroy.
V. de Mars.