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poignée d’épis qui restent debout sur leurs tiges et qu’on appelle le cou, neck. Couper le cou de la moisson est une cérémonie qui se pratique avec une solennité naïve. Les moissonneurs sont rangés en cercle, et avant que l’un d’entre eux porte la faucille sur cette dernière gerbe, on chante ou plutôt on crie : « J’en ai un ! j’en ai un ! j’en ai un ! — Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? — Un cou ! un cou ! un cou ! » Le chœur pousse trois vigoureux hourrahs, et le cou, décoré de fleurs et de rubans, est emporté à la ferme, où la journée se termine d’ordinaire par quelques libations d’ale ou même par un banquet rustique, durant lequel fume au milieu de la table un gâteau cuit avec des raisins de Corinthe. Cette particularité, dont l’usage remonte à un temps immémorial, n’est pas la seule qui distingue une moisson de la Cornouaille. Au lieu de construire immédiatement des meules de grain, comme cela se pratique dans les autres comtés de l’Angleterre, on élève dans le champ des tas de gerbes provisoires qu’on appelle arrish ou windmows (meules de vent). Ces tas sont de forme conique, ont environ douze pieds de hauteur, et contiennent de deux cents à trois cents gerbes, dont la tête est toujours tournée vers l’intérieur. Un ou plusieurs hommes les disposent ainsi le jour même de la moisson, au moyen d’une fourche en bois ; on coiffe ensuite ces cônes d’un toit de paille ou de roseaux. Les mows, disposés dans les champs au nombre de vingt ou trente, font songer, vus de loin, à un village de Hurons. Cette coutume toute locale est évidemment fondée sur l’incertitude du climat ; le grain placé dans une telle situation se trouve entièrement à l’abri de la pluie, tandis que les tiges, le plus souvent grasses et humides au moment du fauchage, ont le temps de sécher sous l’influence du vent et du soleil. On les laisse ainsi dans le champ pendant quelques semaines, au bout desquelles le fermier, choisissant alors son jour et son heure, se met en devoir de les rentrer et de construire la meule définitive. Cette dernière s’élève plus volontiers dans les dépendances de la ferme ; elle s’appuie à la base sur un plancher soutenu par de très courts piliers à tête ronde, — énormes champignons de granit, — et présente alors une masse considérable, d’une architecture beaucoup plus solide et beaucoup plus régulière. Dans certains endroits de la Cornouaille, par exemple autour de Saint-Just, les champs de blé offrent encore une autre singularité remarquable. Au milieu s’élève une corbeille de choux, dont la verdure crue et les larges feuilles contrastent bizarrement avec la couleur dorée des épis mûrissans. Sous ces tertres, qui ont à peu près la forme d’une soucoupe renversée, les paysans enterrent les chaumes de la dernière moisson et toute sorte de détritus végétaux qui forment, dit-on, en se décomposant, un assez bon engrais.