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froides bruyères, au nord-est du comté, se déroule avec mille plis et mille détours comme un serpent sur une longueur de soixante milles et va se jeter dans le détroit de Plymouth, où elle déploie à son embouchure toute la majesté d’un grand fleuve. La surface des vagues, larges et agitées presque comme celles de la mer, se montre couverte d’une flotte au repos. Il y a là des vaisseaux de toutes les tailles et de toutes les formes, depuis les fines canonnières jusqu’aux gigantesques trois-ponts, qui dorment à l’ombre de leurs mâts, « tous prêts, » ainsi que dit Canning, « à reprendre la ressemblance des êtres animés, à secouer leurs ailes et à réveiller leurs tonnerres. » De loin ces gros bâtimens présentent à fleur d’eau une masse peinte de larges bandes noires et blanches qui se succèdent alternativement ; la zone blanche indique la rangée des fenêtres. Parmi ces hommes de guerre (men of war, ainsi que les appelle la métaphore anglaise), il s’en trouve quelques-uns qui sont des invalides. Démâtés, désarmés, ignoblement peints en jaune clair et recouverts d’un toit, ces bâtimens de mer servent aujourd’hui de maisons flottantes aux marins anglais (sailor’s homes). Laissant à gauche, sur la rive de la Cornouaille, quelques curieux villages, le steamer arrive à Saltash. Ici le regard est frappé par une des merveilles de l’industrie moderne : je par le du viaduc qui réunit le comté du Devon à celui de la Cornouaille (Cormvall railiway bridge). À la fois puissant et léger, ce pont, ouvrage de I.-K. Brunel, enjambe l’orageuse rivière, appuyé au milieu sur une seule arche à double colonne, tandis que d’autres piliers droits et élancés le soutiennent de chaque côté sur les deux rives. Le viaduc a tout près d’un demi-mille de longueur. Pour juger du caractère de cette construction hardie, il faut parcourir le pont à pied dans l’intervalle d’un train à un autre train. Deux énormes tubes recourbés, ressemblant à deux voûtes aériennes, supportent vaillamment le poids des chaînes qui suspendent dans le vide le plancher de bois sur lequel court la voie ferrée. À peine est-on engagé dans ce défilé qu’on entend passer au-dessus de sa tête tous les sifflemens et toutes les voix de la tempête ; le vent hurle, frémit ou s’engouffre avec des notes plaintives dans les chaînes et les barres de fer vibrantes comme dans les cordes d’une immense harpe éolienne. À chaque instant, on croit entendre derrière soi, au milieu de ces mugissemens prolongés, le bruit foudroyant de la locomotive qui arrive à toute vapeur. De cette hauteur (plus de cent cinquante pieds), la rivière apparaît au fond comme un abîme. Vu de loin, le viaduc de Saltash, avec ses deux grandes voûtes de fer qui se détachent dans le ciel, ne ressemble pas mal à un arc de triomphe. C’est la porte d’entrée qui convenait à la Cornouaille, « cette terre sacrée des géans, » ainsi