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de la mélodie cursive des compositeurs modernes. J’ai pensé, mademoiselle, dit-il, en se tournant vers Frédérique, que vous pourriez étudier avec fruit ce morceau qui me semble approprié aussi bien à la nature de votre voix qu’à celle des sentimens que vous aimez à exprimer.

La jeune fille parut étonnée de cette dernière remarque et regarda le chevalier sans proférer un mot. Restés seuls au salon, le chevalier s’assit au piano et chanta l’air que je viens de citer avec une simplicité si pénétrante que Frédérique en fut émue.

— Cela est bien beau, dit-elle, jamais je ne pourrai y atteindre.

— Pourquoi désespérer, mademoiselle ? répondit le chevalier avec douceur. Haendel lui-même s’y est pris à plusieurs fois avant de trouver le chant pathétique que vous venez d’entendre. L’air de Rinaldo, qui fut chanté dans l’origine par une cantatrice vénitienne nommée Isabella Calliari, qui jouait le rôle d’Almirena, cette mélopée touchante de quatorze mesures qui peint avec tant de vérité la douleur d’une âme opprimée qui pleure sa liberté :

Lascia ch’io pianga
La dara sorte
E che sospiri
La libertà !


savez-vous où le maître en a puisé le germe ? Dans un air de danse, une sarabande composée pour des instrumens dans un opéra qu’il fit représenter dans la ville de Hambourg en 1705. Aucun grand compositeur n’a été plus économe de ses idées que l’auteur du Messie, qui a donné à l’Angleterre la seule musique nationale qu’elle puisse revendiquer. Pressé par le temps et les circonstances d’une carrière pleine de luttes, Haendel ne se faisait aucun scrupule de prendre son bien partout où il le trouvait, et surtout dans les essais de sa jeunesse, qui lui fournissaient les motifs de nouvelles et admirables combinaisons[1]. La vie tout entière n’est-elle pas le développement de quelques inspirations de l’enfance recueillies au fond de l’âme, comme des gouttes de rosée matinale dans le calice des fleurs ? Heureux les hommes qui peuvent fixer ces rayons de l’aurore et perpétuer l’écho des sentimens éprouvés dans la jeunesse !

Guidée par les conseils du chevalier, Frédérique étudia avec soin l’air de Rinaldo, qui convenait en effet à sa voix de mezzo-soprano

  1. Voyez la Vie de Haendel par Frédéric Chrysander, t. Ier p. 121. — Dans la première partie de cette histoire, l’abbé Zamaria a relevé plusieurs faits semblables à celui dont il est question ici.