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Établi à Heidelberg, où il était organiste à l’église de Saint-Pierre, M. Rauch allait trois fois par semaine à Schwetzingen donner des leçons de piano, de musique et même d’harmonie à la fille de Mme de Narbal et à ses deux nièces. Faute d’un meilleur conseil, qu’on n’avait pas sous la main, M. Rauch faisait aussi chanter à ces demoiselles quelques morceaux de musique vocale, tous empruntés à l’école allemande, et particulièrement aux compositeurs qui se rapprochaient le plus de ses maîtres favoris, Bach, Haendel, Graun, dont les opéras et les oratorios étaient si goûtés du grand Frédéric. Plus le morceau qu’avait choisi M. Rauch était d’un accès difficile à la voix humaine, compliqué d’intonations, de rhythme et d’harmonie, et plus il excitait son admiration. Mozart était déjà trop simple pour M. Rauch, et dans le fond de son âme il préférait les opéras de Spohr, le Fidelio et la musique vocale de Beethoven aux chefs-d’œuvre du plus exquis des musiciens. Tout ce qui paraissait le don d’une organisation heureuse, le produit facile d’une nature inspirée, le fruit spontané de la grâce et du sentiment, le touchait beaucoup moins que ce qui avait été laborieusement enfanté par la méditation et portait les traces de la coopération active de la volonté. Quand M. Rauch avait dit d’un musicien ou d’un artiste quelconque : er ist ein tüchtiger Kerl (c’est un homme habile et profond), c’était le plus grand éloge qu’il pût faire d’un cerveau créateur.

Mme de Narbal, qui avait la passion de l’enseignement, et dont la curiosité investigatrice s’amusait presque autant de la connaissance des procédés que des effets obtenus, assistait avec zèle aux leçons de M. Rauch, dont elle appréciait les qualités sans méconnaître les défauts. M. Thibaut l’avait depuis longtemps prémunie contre le goût du savant organiste, et il n’avait pas eu de peine à la convaincre qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’on entend par l’art de chanter proprement dit. Mme de Narbal pria le chevalier de venir un instant au salon pendant que M. Rauch faisait déchiffrer à ces demoiselles un nouveau morceau qu’il leur avait apporté. C’était la première fois que le professeur se rencontrait avec le noble dilettante. La leçon finie et M. Rauch étant parti, le chevalier fut amené à faire quelques observations sur ce qu’il venait d’entendre. Il fit remarquer à Mme de Narbal que le maître ne s’était préoccupé, pendant toute la durée du morceau, que de la justesse de l’intonation, de la précision du mouvement et de l’expression générale des paroles qui avaient inspiré le compositeur. — M. Rauch semble ignorer, ajouta-t-il, que la voix humaine est le plus délicat des instrumens qu’il faut assouplir par de nombreux exercices avant que celui qui la possède puisse rendre avec certitude le sens moral qui résulte d’une phrase musicale. Que dirait-il donc, si l’on exigeait du premier