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cousines, Fanny, Frédérique et Aglaé, formant un groupe charmant, dessinaient un bouquet dont on eût été heureux de respirer le parfum. Assise nonchalamment sur un fauteuil de velours, un bras appuyé sur la chaise de Frédérique, vers laquelle elle se penchait un peu, Fanny exprimait, par sa pose affaissée et l’inclinaison de sa tête, cette vague aspiration à l’inconnu que les Allemands nomment sehnsucht, heureuse disposition d’une âme élevée qui, sans mépriser les objets qui l’entourent, ne saurait y trouver l’apaisement du malaise indéfini qui la tourmente. Tandis que Frédérique, un lorgnon à la main, qui était suspendu à son cou par une chaînette en or, le rapprochait incessamment de ses yeux, autant pour mieux voir que pour cacher l’expression des sentimens confus qu’elle éprouvait, Aglaé riait comme toujours, et prenait plaisir aux incidens de la soirée sans la moindre préoccupation. Le chevalier, dont la noble figure n’était éclairée que par les rayons furtifs de la lune qu’il voyait planer au-dessus du bois qui encadrait l’horizon, se sentit ému en présence de cet auditoire bienveillant qu’il connaissait à peine. Les souvenirs lointains de sa jeunesse, vers laquelle il se tournait toujours, lui montèrent lentement au cœur, en le remplissant d’une vague tristesse d’où se dégageait une chère et douce image. Ce fut sans aucune préméditation, et comme inspiré par les circonstances où il se trouvait, que le chevalier chanta d’une voix tremblante cette suave mélodie de Paisiello qui lui rappelait une heure fortunée de sa vie :

Nel cor più non mi sento
Brillar la gioventù…
Amor, del mio tormento,
Amor, sei colpa tu !

C’était Beata en robe blanche, assise sur le balcon du palais de son père, c’était Venise, une nuit d’amour, de poésie et d’éternel regret, que le chevalier venait d’évoquer par ce chant naïf et pur. Il était ému, non comme un virtuose qui s’est assimilé et qui traduit le sentiment d’autrui, mais comme un poète qui exprime sa propre douleur par les moyens d’un art consommé. — De ma vie, s’écria Mme de Narbal, je n’ai rien entendu de semblable ! Je ne sais comment qualifier ce que j’éprouve ; ce n’est pas une voix, mais une âme qui chante ! Ah ! chevalier, il y a quelque chose là-dessous, dit-elle en désignant du doigt la place du cœur.

— Parbleu ! répondit M. Thibaut, il y a le grand art de l’Italie, dont nous autres Allemands n’avons pas la moindre idée. Nous jouons très bien de la clarinette et d’autres instrumens à vent, mais nous n’avons jamais su chanter. Eh bien ! dit-il en se tournant vers