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tête jusqu’à la fin de ce lied de l’amour, qui répandit dans le salon comme une vapeur d’harmonie mystérieuse.

— Quelle différence de style et de sentiment, dit M. Thibaut, entre les deux morceaux que nous venons d’entendre ! Il semble qu’une révolution musicale s’est accomplie depuis la mort de Mozart jusqu’à l’avènement de Weber.

— C’est une révolution de l’esprit humain, répliqua le chevalier avec vivacité, qui sépare l’auteur du Don Juan de celui du Freyschütz. Entre les deux maîtres très différens qui ont créé ces deux chefs-d’œuvre, vous oubliez qu’il y a la révolution française avec tous les changemens qu’elle a produits, non-seulement dans la société civile et politique, mais dans la direction de la pensée et jusque dans les affluens qui alimentent l’inspiration du génie.

— Eh quoi ! monsieur le chevalier, dit le conseiller de Loewenfeld, pensez-vous que la musique, le plus immatériel de tous les arts, qui ne peut exprimer que des sentimens et n’affecte que la partie subjective de nous-mêmes, comme disent les philosophes, soit aussi accessible à l’influence des idées et aux changemens de l’histoire ?

— Je pourrais vous répondre, monsieur, que je ne sais pas trop ce qu’on entend par un art immatériel, puisqu’on n’est pas encore parvenu à bien définir les deux substances dont on assure que l’homme est composé. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’homme est sujet aux vicissitudes du temps et de l’espace où il se développe, et que, sur un fond permanent qu’on nomme la raison et la conscience, tout change en lui, jusqu’aux molécules qui forment le tissu de ses organes. La musique est un langage, et, comme tel, il se modifie avec les sentimens et les idées de ceux qui le parlent. Pour moi, ajouta le chevalier en s’adressant particulièrement à M. Thibaut, je trouve que l’auteur du Freyschütz s’inspire d’un ordre d’idées et de sentimens qui est au génie de Mozart ce que la poésie de Goethe est à celle de Klopstock. Je le répète, une révolution sépare ces deux grands musiciens d’une portée et d’un caractère si différens, et de cette révolution est sorti un nouvel idéal qui ne ressemble pas à celui qu’entrevoyait l’âme pieuse, tendre et sereine de Mozart. Si j’osais, continua le chevalier en regardant les deux jeunes personnes qui venaient de chanter le duo du Freyschütz, je dirais que la muse de Weber porte, comme Mlle Frédérique, une fleur des champs sur sa belle chevelure blonde et que dans les sentimens qu’elle exprime se mêle un parfum de la nature extérieure que ne connaissait pas le génie de Mozart.

— Bravo, chevalier, s’écria M. Thibaut en se levant pour lui tendre la main. Voilà une idée originale et féconde qui vous mènerait