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la supposition. Quel plus grand critique et quel plus grand artiste?

C’est donc à d’autres causes qu’il faut à certaines époques imputer la décadence de l’art, et celle de notre époque, si tant est qu’elle soit réelle, Il me semblerait plutôt que le reproche devrait s’adresser à un certain abus, à une certaine tendance de la critique, et je n’ai pas caché qu’en aucune matière il n’est bon d’étouffer la philosophie par l’histoire. L’écueil de l’impartialité, c’est l’indifférence, et une certaine passion est nécessaire à toute fécondité. L’amour est le principe de la création, et toute théorie de l’art qui réduirait la beauté à une pure idée serait insuffisante et stérile. Il y a, j’en demande pardon à nos chers philosophes, un élément sensible inséparable de l’effet et de la nature du beau : il faut le sentiment pour l’admirer comme la passion pour le produire. Ce n’est point par une erreur fortuite que l’on a donné à la science du beau et de l’art le nom d’esthétique, ce qui était la ramener hyperboliquement à la sensation. Il n’y a dans ce mot que l’exagération d’une vérité.

Il se peut bien que le monde, en vieillissant, multiplie tellement en toutes choses les exemples et les points de vue, qu’il devienne très difficile de faire un choix, et que l’esprit, surchargé en quelque sorte d’observations, de souvenirs et de jugemens, ait peine à en soulever le poids et à trouver assez de ressort pour s’attacher avec une ardeur féconde à telle vérité, à telle cause, à telle forme, à tel emploi de la pensée et des moyens d’expression dont elle dispose. Un scepticisme souple et flottant peut résulter dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre moral d’une expérience trop diverse et trop étendue. Ce serait un faible préservatif contre cette disposition débilitante qu’un recours de parti-pris à quelque préjugé du passé, et l’effort de combler le vide que le temps a fait dans notre esprit avec ce qu’il a détruit dans les faits ne peut produire qu’un raffermissement apparent et provisoire, une réaction sans solidité et sans durée. Repêcher quelques-uns des débris du naufrage, ce n’est pas le moyen de reconstruire le navire et de reprendre la mer. Rude et sévère est donc la condition de ceux qui ont à ranimer en eux-mêmes, dans un temps d’analyse universelle, la foi dans ce qu’il faut croire et l’amour de ce qu’il faut aimer.

Mais la difficulté n’est pas insurmontable, et, sans sortir du cercle des arts, on trouverait, sans trop chercher, d’évidentes preuves de la persistance de l’esprit poétique ou créateur à travers tous ces voyages d’exploration universelle auxquels est aujourd’hui condamné l’esprit humain. Il est un exemple que j’ai déjà cité à un autre point de vue, c’est celui de la musique. Nos pères ont été les contemporains de Gluck, de Haydn, de Mozart et de Cimarosa; nous le sommes de Beethoven, de Weber et de Rossini (j’en pourrais