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— Y a-t-il longtemps que vous avez quitté votre beau pays ? lui dit-elle avec cet enjouement affectueux qui était l’expression naturelle de son âme.

— Je n’ai pas revu Venise, madame, depuis qu’elle est devenue la proie de l’étranger, répondit le chevalier d’un ton réservé.

— Oh ! mais il y a longtemps alors que vous êtes à plaindre… Je veux dire, monsieur, que l’exil doit être une chose douloureuse, même lorsqu’on se l’impose volontairement.

— Vous avez mille fois raison, madame, l’exil est la plus grande peine morale qu’on puisse infliger à l’homme après la mort, qui est la séparation de tout ce qu’on a aimé sur la terre.

À cette réponse du chevalier, les trois jeunes filles levèrent la tête, et, par un mouvement naturel, elles fixèrent toutes trois sur l’étranger un regard qui exprimait une nuance différente de curiosité : on eût dit trois cygnes voguant mollement sur un lac paisible et qu’un objet inattendu vient tout à coup distraire et captiver.

— Nous sommes presque des compatriotes, monsieur le chevalier, reprit Mme de Narbal, car ma grand’mère était née à Venise. Que de fois, dans mon enfance, elle m’a parlé de cette ville merveilleuse que je n’ai jamais eu le bonheur de voir ! Mon mari avait conservé un bon souvenir de plusieurs grandes familles vénitiennes, et particulièrement du sénateur Marco Zeno, dont la fille unique, d’une beauté rare, me disait-il, lui avait fait un accueil charmant.

Le chevalier resta interdit et ne put trouver une parole pour exprimer sa surprise en entendant prononcer par une bouche étrangère des noms qu’il croyait ensevelis dans le fond de son cœur. C’était la première fois qu’après vingt années de pérégrinations loin de son pays, le chevalier trouvait une personne qui eût quelques rapports avec les événemens et les souvenirs de sa jeunesse. Quelle étrange combinaison du sort, se disait-il, de rencontrer dans un coin de l’Allemagne une famille qui me parle de Beata et du monde enchanté dont elle était l’ornement ! — J’ai connu le comte de Narbal à l’époque dont vous parlez, madame, répondit Lorenzo Sarti d’une voix mal assurée. J’étais trop jeune alors pour avoir attiré son attention, mais je ne l’étais pas assez pour avoir oublié l’impression que me fit son noble langage pendant une discussion à laquelle j’assistais. Sans comprendre la portée de tout ce qui se disait devant moi, je me sentais incliner vers les idées dont le comte se faisait le défenseur. Les grands événemens qui se sont accomplis depuis lors n’ont que trop prouvé la sûreté de ses prévisions et la justesse de ses paroles sévères sur l’homme qui, après avoir tenté d’inoculer à la nation française les germes d’un despotisme violent et corrupteur, a commis tant de fautes envers la malheureuse Italie. Si, au