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de pair avec les emportemens de franchise du philosophe calomnié et persécuté. Les premiers font le mal sous le manteau de la vertu; on croit en eux, on les respecte, le peuple baise leurs sandales, les femmes leur confient leurs plus intimes pensées. Leur vie est en secret une jouissance raffinée, en public un triomphe de tous les instans.. Pourtant ces gens insultent et condamnent. Du haut de la chaire, ils tonnent contre les idées et les personnes, ils excommunient avec les plus hideuses formules de la malédiction, ils dévouent les âmes à l’enfer, car leur vengeance ne s’arrête pas au seuil de la vie : il faut l’éternité pour l’assouvir. Les tortures de l’inquisition n’étaient rien, il fallait bien inventer celles de l’enfer; la clémence de Dieu ne se pouvait souffrir. Voilà les mauvais chrétiens : ils sont faciles à qualifier; mais vous ne pouvez appeler mauvais philosophe l’homme qui, cité à toute heure de sa vie au tribunal de l’opinion publique, défend sa vie et la confesse publiquement pour obtenir une sentence équitable, pas plus que vous ne pouvez refuser à celui qui comparaît devant les tribunaux le droit de défendre son innocence. Rousseau n’était-il pas condamné et banni pour avoir écrit l’Emile? N’était-il pas également repoussé par les protestans, et forcé d’errer et de fuir comme un coupable? Avait-il rêvé cette persécution exercée contre lui par une monarchie et une république, cet anathème lancé par les deux églises? Et quand il se retranchait contre l’intolérance dans une humble solitude, cherchant un village, une chaumière, l’oubli et le repos, les véritables mauvais philosophes, les Grimm et consorts, ne publiaient-ils pas contre lui des attaques plus perfides encore que celles de la gent dévote de Suisse et de France ? Quel est donc ce parti-pris de nier la conspiration contre Rousseau? Est-ce que les preuves n’existent pas? Est-ce que pour lui seul l’histoire ne prouve rien? Est-ce que lui seul, entre tous les hommes, était privé du droit de se disculper et de se faire connaître? Sa gloire a tellement obscurci les petites réputations de son temps, que l’on connaît beaucoup plus aujourd’hui sa défense que leurs attaques, et voilà pourquoi de bons esprits comme le vôtre se persuadent que les Confessions sont un acte de vanité personnelle en réponse à des insultes imaginaires. Eh bien! voilà ce que peuvent nier formellement, et les preuves en main, ceux qui ont pris la peine d’étudier la vie de Rousseau et celle de ses contemporains. Il a raconté les fautes de Mme de Warens, c’est qu’on l’accusait d’ingratitude envers elle, et que les uns en faisaient une sainte victime délaissée, les autres une prostituée hypocrite. Il est certain que sans les Confessions elle serait fort oubliée et peut-être inconnue aujourd’hui; mais les vivans ne se rendent pas un compte exact des chances que courront