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livrée. Vous êtes dans une chaumière, et une pauvre femme vous présente une espèce de livre de cuisine où chacun se croit permis de déposer des outrages ou des gaudrioles. Pourquoi? Parce que Jean-Jacques se survit dans sa pauvreté, et que la pauvreté est généralement méprisée, et souvent par le pauvre lui-même. Ah! c’est que la pauvreté n’est pas vertu pour tout le monde! Elle le fut pour lui, qui, le premier parmi les gens de lettres sortis de la plèbe, ne voulut être le valet d’aucun grand seigneur, le courtisan d’aucun prince. Possédé d’un véritable amour de la liberté, il ne voulut pas être l’amusement des oisifs et l’esclave du monde; il ne voulut flatter aucun pouvoir, et il osa braver les prêtres, avec lesquels Voltaire savait jouer au plus fin. Voilà son grand crime, allez! Soumis au clergé ; il eût pu être plus coupable qu’il ne l’a été, et le clergé béatifierait aujourd’hui l’homme de talent dévoué à sa cause. N’avez-vous pas des défenseurs de l’église bien autrement violens que Rousseau? Ces saints-là n’attaquent-ils pas les personnes? N’entrent-ils pas, l’injure et la calomnie à la bouche, dans la vie privée? S’ils n’ont pas l’esprit de Voltaire, ils en ont le cynisme, et s’ils n’ont pas le génie de Jean-Jacques, ils en ont la colère; mais ils sont orthodoxes, à ce qu’on dit, chrétiens bien que dénonciateurs, serviteurs du Christ bien que furieux, vindicatifs et dévorés de haine. Le scepticisme du jour en rit, l’égoïsme les redoute, la couardise les ménage, l’église les bénit et les protège, le pape les embrasse. Qui oserait écrire d’eux ce que tous les jours ils écrivent de Rousseau, de Molière et des plus grands hommes? Aussi grandissent-ils en impunité comme en impudence, et, tandis que le monde retentit de leurs déclamations épileptiques, les petits cuistres dont la peur a fait leurs affiliés honteux poursuivent les grands hommes jusque dans la chaumière où ils ont vécu quelques jours. S’ils l’osaient, ils déterreraient leurs ossemens pour les traîner aux gémonies ! Et voilà ce que l’on appelle le retour à la croyance, le triomphe de la religion !

— Je ne vous sais pas mauvais gré de votre emportement, répondit M. ***, parce que je n’ai garde de défendre les insulteurs de profession qui se vantent d’être bénis et embrassés par le pape! Le pape ne les lit pas, ou bien, dans le trouble de sa situation, il ne distingue pas toujours ceux qui servent l’église de ceux qui la compromettent. Ne vous en prenez pas à l’église de ces misères de détail. Le pape n’est pas infaillible dans les choses de la vie privée, ce serait même une monstrueuse hérésie que de le croire tel quand il agit comme homme sujet à l’erreur. Je ne défends pas davantage ceux qui viennent ici pour cracher sur une tombe. Je ne suivrai certainement pas leur exemple; mais laissez-moi vous dire que