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J’eusse mieux aimé ne pas le rencontrer là, car il me jeta forcément dans la discussion; c’était une fatalité devant laquelle je ne pouvais ni ne devais reculer. J’avais pourtant fait de mon mieux pour ne pas aborder le sujet brûlant; mais comme il feuilletait un de ces livrets où les voyageurs écrivent leurs noms et leurs pensées, je remarquai que son honnête sourire devenait méchant et qu’une joie cruelle faisait briller ses yeux paisibles.

— Ces pages sont, lui dis-je, pleines d’injures grossières ou de blâmes stupides contre Rousseau. Je les ai parcourues avec dégoût après avoir écrit moi-même quelques lignes sur la dernière page, et vous pouvez voir que j’ai effacé ces lignes, trouvant que mon hommage était sali par le contact de ces écritures. J’aurais dû même effacer mon nom : ce n’est pas sur ce carnet malpropre qu’il faut s’inscrire dans la demeure de Rousseau.

— Voilà précisément, répondit M. ***, l’incident qui me faisait sourire. J’admire votre enthousiasme pour M. Rousseau, mais je ne le partage pas.

— Je le sais de reste; ne parlons pas de lui, voulez-vous?

— Pourquoi donc? Parlons-en avec bonne foi. Vous le jugez avec votre générosité plus qu’avec votre raison; mais souffrez que ma générosité, à moi aussi, se redresse contre lui, et que je défende ma conviction des charmes de votre magicien. Vous me direz en vain qu’il est le plus éloquent des hommes; je vous répondrai qu’il en est le plus pervers. Il est pour moi ce spectre que les anciens appelaient Empuse, et qu’ils faisaient errer autour du Styx avec une jambe d’airain et l’autre de fumier; il prenait continuellement une forme nouvelle, et jamais deux personnes qui le regardaient en même temps ne le voyaient sous la même figure. C’était l’emblème de l’imagination déréglée qui ne saurait s’arrêter à aucune croyance et qui d’un pied infernal traverse impunément la braise, tandis que de son autre pied misérable elle épouse irrésistiblement la fange. Je vois bien que ma dureté vous fâche; mais permettez-moi d’invoquer un de vos principes, la démocratie des idées. Si peu de chose que je sois, j’ai le droit et peut-être le devoir de juger au nom de la vérité les plus grands et les plus illustres des hommes.

— Oui, repris-je, quand ces illustres se survivent dans l’insolence d’un triomphe illégitime ou contestable ; mais lorsque, durant leur vie et longtemps après leur mort, ils sont poursuivis par des haines aveugles, d’acres rancunes et des insultes lâches, on doit éprouver le besoin d’accorder à leur tombe la part de respect ému et de pitié sainte qui leur a été si cruellement déniée. Et vous-même, vous souriez de plaisir devant les pages de ce livret! Elles vous amusent donc, ces railleries obscènes, ces malédictions de tartufe ou ces réprimandes