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ce communisme de la pensée que les lois sociales ne poursuivent ni ne créent, parce que c’est une loi humaine hors de toute atteinte et de toute discussion. La beauté des choses, d’un prix plus rare que leur utilité, est notre propriété à tous. Elle était ici avant Rousseau, elle y est encore après lui. Il s’est rempli d’elle, et à son tour il l’a remplie de lui. C’est ici que son âme habite encore en même temps qu’elle habite ailleurs; c’est ici qu’elle nous par le et nous entend.

J’ai parcouru dans tous les sens le jardin, la vigne et tout l’enclos jeté en pente au-dessus et au-dessous de la maison. Une longue treille, renouvelée probablement, soutient du moins les mêmes pampres qui ont couvert de leur ombre le géant de l’avenir, alors si profondément ignoré du monde et de lui-même. Le lierre qui tapisse le pied des murs de la terrasse, les capillaires qui croissent dans les pavés disjoints du perron, sont les mêmes qu’il a foulés. Là où ces plantes fixent leurs racines, elles vivent des siècles, et la maison était déjà vieille et probablement un peu décrépite quand Rousseau l’habita. La pervenche y était aussi installée; la même pervenche que lui fit observer Mme de Warens pour la première fois vit toujours le long du chemin et dans toutes les haies de l’enclos. Les buissons taillés du petit parterre peuvent bien avoir été plantés par lui. Leur souche de charmille est si vieille et leurs pousses si drues qu’on se sert de ces haies comme de bancs. D’ailleurs, pour qui connaît la persistance des plantes annuelles dans certains terrains, il n’y a pas là un brin d’herbe qui ne puisse être en quelque sorte le témoin de ces jours évanouis.

Ils eurent une grande importance dans la vie de Rousseau, ces étés des Charmettes. Il y connut son premier bonheur, non dans les bras de cette excellente femme qui fut beaucoup trop la femme de son temps et de son milieu d’aventuriers, mais dans les bras de la nature toujours sainte qui purifie ses vrais amans de toute souillure et les rachète de toute erreur. C’est là que le pauvre petit bohémien fut initié à la douceur de cette vie de travail paisible et d’intimité domestique qui fut dès lors l’aspiration et la recherche de toute sa vie, son idéal toujours entier, jamais savouré, enfin son rêve rétrospectif, empoisonné par les amertumes de la réalité.

Il m’eût été doux de passer la journée seul dans cet ermitage avec les amis qui étaient venus m’y rejoindre; mais ils s’éloignèrent tandis que j’herborisais, et d’autres curieux arrivèrent. Je les évitai, ils partirent bientôt; un seul resta et vint à moi. Je le connaissais depuis peu. C’était M. ***, un catholique homme de bien, gourmé dans ses principes malgré des vertus instinctives et naturelles qui doivent le faire considérer, mais qu’on invoque vainement quand ses préventions parlent.