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Il y aurait lieu à une étude physiologique, psychologique par Conséquent, sur cette faculté précieuse qui nous est donnée à tous de rattacher à certains objets, même involontairement, la vision nette et la sensation intime de certains momens écoulés. Je n’ai jamais vu voler le papillon Thaïs sans revoir le lac Némi, je n’ai jamais regardé certaines mousses dans mon herbier sans me retrouver sous l’ombre épaisse des yeuses de Frascati. Une petite pierre me fait revoir toute la montagne d’où je l’ai rapportée, et la revoir avec ses moindres détails du haut en bas. L’odeur du liseron-vrille fait apparaître devant moi un terrible paysage d’Espagne, dont je ne sais ni le nom ni l’emplacement, mais où j’ai passé avec ma mère à l’âge de quatre ans. Ce phénomène de vision rétrospective ne m’est point particulier que je sache, mais il me frappe toujours comme une force d’évocation mystérieuse qu’aucun de nous ne saurait expliquer. Qu’est-ce donc que le passé, si nous pouvons le reconstituer avec une précision si entière et ressaisir avec son image les sensations de froid, de chaud, de plaisir, d’effroi ou de surprise que nous y avons subies ? Nous pouvons presque nous vanter d’emporter avec nous un site que nous traversons, où nos pas ne nous ramèneront jamais, mais qui nous plaît et dont nous avons résolu de ne jamais nous dessaisir. Si nous ramassons là une fleur, un caillou, un brin de toison pris au buisson du chemin, cet objet insignifiant aura la magie d’évoquer le tableau qui nous a charmés, une magie plus forte que notre mémoire, car il nous retrace instantanément, et à de grandes distances de temps, un monde redevenu vague dans nos souvenirs. L’esprit ne se perd-il pas à chercher la raison de ce petit prodige ? N’est-elle pas dans cette relation à la fois spiritualiste et panthéistique qui fait que nous appartenons à la nature tout autant qu’elle nous appartient?

Le phénomène est bien plus frappant encore, si l’objet, devenu talisman sympathique, nous retrace une personne aimée : morte ou vivante, elle nous apparaît sans qu’il soit besoin de croire à la comparution fantastique du spectre. C’est ici surtout qu’il est évident que, jusqu’à un certain point, les autres sont nous et que nous sommes les autres, et que toutes les choses de ce monde sont nous aussi, nos cœurs, nos pensées, nos aspirations, nos organes.

Les Charmettes sont donc bien à moi à présent, avec cet agrément que d’autres en ont le soin et la responsabilité, et avec la certitude que l’on tient à les conserver telles qu’elles sont; je sais dans quelle allée du jardin je trouverai les plantes que j’ai rapportées, je connais celles des terrains environnans, je sais les pierres du chemin, j’ai dans le cerveau la maison photographiée, je connais le dessin des dessus de porte du salon et les notes que chante encore