Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

travail bien plus qu’un don du ciel. Il avait l’aversion de tout ce qui ressemblait à la hâte ou à la négligence. Quand un artiste à la main leste, quelque fa presto de l’époque, lui montrait avec orgueil un tableau fait en un jour : « Cela se voit bien, lui disait-il; j’aurais même cru que tu l’avais fait en une matinée. »

Il aimait les critiques, il les provoquait pour en profiter. Il exposait quelquefois ses tableaux et se cachait pour entendre les réflexions du public. Tout le monde connaît l’histoire de ce cordonnier qui blâmait un jour les sandales qu’Apelle avait mises aux pieds d’un de ses héros. Le lendemain, l’erreur était corrigée, tant ce talent patient et soigneux voulait ne négliger aucun détail! Mais le travail ne laissait point de traces dans les œuvres du maître; son respect pour les procédés pratiques ne comprimait point chez lui le naturel, l’essor, la grâce. Possédant plus que personne cette mesure qui est l’essence de l’esprit grec, il savait s’arrêter à propos et atteindre le juste tempérament qui constitue la perfection. Il déclarait lui-même qu’il ne l’emportait sur Protogène que parce qu’il cessait à temps de toucher à ses tableaux.

Son dessin était si sûr, si précis, qu’il égalait le modèle même; il en saisissait le trait caractéristique et la beauté particulière de telle sorte que ses portraits devenaient plus vrais que les originaux. Sa mémoire le secondait puissamment, elle retenait les formes, les lignes, toutes les ressemblances. Il lui suffisait d’avoir vu une fois un familier de Ptolémée pour le dessiner de souvenir et le faire reconnaître de toute la cour. Les astrologues grecs prétendaient que devant un portrait d’Apelle rien ne leur était plus facile que de deviner combien d’années avait vécu le personnage qui était représenté, ou combien d’années il avait encore à vivre. Ses modèles et ses raccourcis étaient admirés par les autres artistes, et toute la Grèce disait d’Alexandre tenant la foudre que sa main sortait du cadre, de même que nous dirions du Saint Jean-Baptiste de Raphaël « qu’il va sortir de la toile et parler. » Il alliait à l’art le plus raffiné une noble simplicité et l’horreur de l’ostentation. Un artiste lui montrait une Hélène qu’il venait de peindre et qu’il avait couverte de bijoux et d’ornemens : « Ne pouvant la faire belle, lui dit-il, tu l’as faite riche. » Si la science d’Apelle péchait toutefois par quelque côté, c’était par la composition. Les connaisseurs trouvaient que Mélanthe le Sicyonien composait mieux que lui ses tableaux; ils ajoutaient qu’Asclépiodore l’emportait par la beauté des proportions et des ordonnances. Apelle lui-même, après avoir visité toute la Grèce et admiré les tableaux des anciens maîtres, avouait, avec une sincérité qui se composait de modestie et d’un légitime orgueil, qu’il était inférieur aux uns, supérieur aux autres par telle