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pousse pas sa hardiesse jusqu’au bout, il lui suffit d’avoir fait à sa manière un petit tableau satirique de l’église de son temps. Fatigués du voyage, effrayés des montagnes qu’ils ont encore à franchir, les trois pèlerins se décident à se passer du saint-père et à se confesser les uns aux autres. On sait la fin de l’aventure, mais voici la morale qui est particulière à Waldis : si le loup et le renard se pardonnent aisément leurs crimes, c’est qu’ils s’entendent comme larrons en foire, étant membres de la même confrérie, prêtres du même clergé ; quant au pauvre aliboron, qui s’en va naïvement conter ses peccadilles à l’ennemi, peut-il y avoir pour lui pénitence assez dure ? Il s’est livré au renard, il s’est mis dans la gueule du loup ; qu’il y reste. Ces attaques bouffonnes n’ont plus de sens aujourd’hui ; l’église du XIXe siècle, après les épreuves qu’elle a subies, en présence des épreuves plus fécondes encore qui l’attendent, l’église épurée il y a trois cents ans par la réforme et ranimée de nos jours par la révolution, occupe une assez grande place dans le monde moral pour que les sarcasmes d’autrefois la puissent atteindre. Ses plus redoutables ennemis dans notre société en travail ne sont ni les dissidens respectueux, ni même les adversaires déclarés ; ce sont les étranges défenseurs qu’elle accepte ou qu’elle subit. Il n’en est pas moins intéressant de comparer les vieilles attaques aux nouvelles, de même qu’on opposerait utilement les apologistes d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, sans qu’il fût nécessaire de beaucoup insister sur la signification d’un pareil contraste. Pour nous en tenir aux adversaires, et sans sortir du XVIe siècle, nous croyons que l’histoire littéraire a raison de remettre en lumière les apologues de Burkhard Waldis. On y trouvera de curieux documens sur l’état des esprits au XVIe siècle ; on y trouvera aussi les qualités d’un conteur aimable, de la finesse, de la gaîté, un style franc, joyeux, rapide, et, au milieu des libertés toutes naturelles d’une polémique désormais hors d’usage, les leçons indestructibles de la morale chrétienne.

L’Esopus de Burkhard Waldis avait été publié six fois au XVIe siècle ; la première édition est de 1548, la dernière de 1584. L’édition nouvelle que vient de donner M. Henri Kurz est un chef-d’œuvre d’élégance typographique et un modèle d’érudition sans pédantisme. Les sources auxquelles le fabuliste a puisé les imitations, les rapprochemens, tout cela est indiqué avec précision, sans que l’annotateur s’oublie jamais en des développemens indigestes selon l’ancien usage germanique. Je lui reprocherais plutôt certaines omissions graves : pourquoi cite-t-il une fois à peine les savantes recherches de M. Victor Leclerc sur nos fabliaux dans les derniers volumes de l’Histoire littéraire de la France ? Qu’il ouvre ce vaste trésor, bien des choses s’offriront à lui qu’il regrettera d’avoir négligées. Des travaux comme celui-ci peuvent et doivent aspirer à une sorte de perfection.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.