Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont de quoi choquer tout esprit bien pondéré; nul doute qu’elles ne soient faites pour confondre un professeur de droit constitutionnel, et même un partisan modéré des plus saines doctrines politiques. Il n’en est pas moins vrai qu’en y regardant de près, et en tenant compte de ce qui manque maintenant à plus d’un peuple civilisé sous le rapport de la hauteur d’âme individuelle, de la fierté nécessaire, de l’indomptable antipathie que l’homme devrait toujours éprouver pour ce qui le dégrade, on est tenté d’applaudir à ces monstruosités afghanes : l’orgueil poussé jusqu’au suicide, l’horreur du joug poussée jusqu’au délire. Cette « folie de la croix » qu’on exalte chez les saints devrait tout au moins faire comprendre ce qu’il y a de grandiose dans ce qu’on pourrait appeler la « folie de la liberté, » folie plus sensée qu’on ne le suppose généralement. L’incendie de Moscou (en supposant qu’il ne fût pas une détermination individuelle), — la guerre au couteau de Palafox, — la résistance désespérée des Souliotes, — la persistance incompréhensible du carbonarisme italien, — la Pologne dix fois vaincue, dix fois debout, et opposant, comme elle fait en ce moment même, la faulx de ses paysans aux canons rayés du tsar, — tous ces représentans, à titres bien divers, de la « révolte à outrance » traduisent en actes, érigent en doctrine une des plus magnifiques et des plus indestructibles tendances de l’âme humaine. En préférant, comme les Afghans, l’anarchie, le désordre, la misère aux bienfaits douteux d’une soumission mêlée de honte, ils affirment, sans trop s’en douter peut-être, le meilleur titre que l’homme puisse faire valoir quand il revendique une origine supérieure à celle des êtres qui font partie de son domaine. Il n’est que par là le roi légitime de la création, et son droit à la couronne, c’est qu’il n’a jamais complètement, définitivement abdiqué, pour la remettre à qui que ce soit, — non pas même à la puissance invisible, — cette souveraineté individuelle qui est le principe et l’essence de la liberté ici-bas. La conscience ne s’y trompe point. Ses lumières intimes, sa perspicacité mystérieuse lui permettent de discerner parmi les élémens divers de notre complexe organisation ceux qui répondent aux diverses fins de la vie mortelle, et de les honorer à titre égal. Elle comprend, elle admire la patience et la résignation ; mais l’énergie indomptable conserve à ses respects un titre qui ne se prescrira jamais. Dix-neuf siècles de christianisme n’ont ni flétri; ni même déclassé la vertu stoïcienne. Silvio Pellico n’a pas abrogé Caton d’Utique.


E.-D. FORGUES.