Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sévir contre ces nouveaux délits, mais qu’arrête la crainte de voir les troupes, déjà passablement désaffectionnées, fraterniser avec les fanatiques du clergé. Tandis qu’il hésite et délibère, l’insurrection gagne du terrain, les mullahs, que leur succès exalte, se hasardent à réunir leurs adhérens pour marcher en masse du côté de la citadelle. Pendant plus d’une heure, groupés devant la principale entrée, nous les entendîmes vociférer contre le sardar et contre nous-mêmes, nous traitant d’infidèles, de chiens, fils de chiens, fils de pères brûlés, etc. Et ils insistaient pour qu’on nous remît à leur gracieuse merci. Ce qui aggravait l’état des choses, c’est que les soldats, disposés au dehors en deux lignes de sentinelles, échangeaient des paroles amicales avec la populace et manifestaient hautement l’intention d’éviter tout conflit. Nous savions à quoi nous en tenir sur les dispositions de la troupe par les rapports de quelques-uns de nos guides, et bien que le sardar eût immédiatement remplacé les sentinelles suspectes par des gardes du corps que rattachent à sa personne les liens du sang, nous nous sentions en face d’un péril imminent. Aussi restâmes-nous sur le qui vive jusqu’à minuit, et ceux qui se couchèrent alors eurent soin de garder leurs vêtemens, sans parler des revolvers que chacun, avait à sa portée en cas de surprise.

« Dans la matinée, les négociations entamées entre le sardar et les mullahs prirent une tournure plus rassurante. Ces derniers se bornaient maintenant à exiger la révocation de l’édit qui les avait bannis, et surtout la réouverture de leurs librairies, ce qui leur fut accordé sans trop de façons, car au fond on était fort aise de les calmer à si peu de frais. Le sardar, une fois ce traité conclu, reprit toute son assurance et masqua de son mieux les concessions auxquelles il s’était vu réduit. Dans l’audience publique accordée aux mullahs « repentans, » il laissa entrevoir les mesures sévères qu’il aurait prises, blâma sévèrement les méfiances qu’on lui avait témoignées, vanta son zèle religieux, attesté par la douceur même dont il venait de faire preuve, et termina par une injonction formelle qui renvoyait les prêtres à leurs saints devoirs, les engageant à rétablir le calme et à maintenir le bon ordre dans leurs quartiers respectifs... Toute cette comédie nous égayait fort, mais la tragédie allait suivre. Quelques semaines après, sous prétexte de faveurs et d’avancement, les principaux meneurs de la rébellion furent mandés à Caboul, près de l’émir. Ils dînèrent fréquemment à sa table, et, je ne sais comment, disparurent l’un après l’autre, enlevés par diverses maladies plus ou moins naturelles. De même que le despotisme russe est une monarchie tempérée par l’assassinat, de même le régime afghan pourrait être qualifié une oligarchie, une anarchie, si vous voulez, tempérée par le poison.

«... L’héritier présomptif est venu nous faire ses adieux. Il se rend à Caboul, près de son père, que la rumeur publique tue assez régulièrement tous les trois mois. Le départ du prince coïncide d’une façon singulière avec la prédiction d’un fakir séditieux, lequel annonçait, il y a deux mois, que la neige et le sardar s’en iraient ensemble. On l’avait jeté en prison et menacé de mort pour le cas où sa prédiction se réaliserait; mais le populaire se déclarait pour la liberté de prophétie, et se promettait de délivrer