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pour le préserver dans l’avenir ; mais il est une chose que personne n’apporte avec lui en venant au monde, et c’est précisément cette chose qui permet à l’homme de devenir un homme à tous égards, à savoir le respect… L’homme se résout à regret au respect, ou plutôt il ne s’y résout jamais ; c’est un sens supérieur qu’il faut ajouter à sa nature… » L’homme naturel ne connaît pas le respect, mais la crainte, et, chose singulière, notre éducation habituelle fortifie cette disposition instinctive au lieu de la corriger. Elle agit par la crainte, jamais par le respect. Dotez l’individu de cette vertu supérieure, la seule que l’éducation ait pour mission de développer, puisque toutes les autres sont innées, et puis lancez-le hardiment dans la vie : le respect le guérira de toutes les conséquences funestes de l’erreur. Rarement la sagesse humaine s’est approchée plus près de la vérité sur ce point de l’éducation.

L’expérience, en affranchissant l’individu du mensonge involontaire, le conduira à la vérité et par là au bonheur, qui est le but véritable de la vie et qui réside dans l’accord parfait de l’homme avec la nature, l’ordre social et les lois morales. Le bonheur, tous le désirent, mais combien peu connaissent son vrai visage ! Tous le poursuivent sous un nom qui n’est pas le sien, gloire, volupté, richesse, et Goethe nous présente dans le miroir des erreurs de son Wilhelm la série entière de ces images trompeuses, ce qui a fait croire à beaucoup de lecteurs trop peu attentifs et à quelques critiques à trop courte vue que Goethe avait voulu préconiser une morale vulgairement épicurienne. Non, le bonheur tel que Goethe le comprend n’a pas cet aspect riant et enivré que lui prêtent la plupart des hommes ; c’est une chose grave, sérieuse et austère, et qui s’acquiert par le sacrifice douloureux de nos illusions. Comparez Wilhelm à son début dans la vie à Wilhelm au terme de son apprentissage, et vous comprendrez ce que Goethe entend par le bonheur. Wilhelm est parti plein d’enthousiasme pour la conquête de la gloire ; il s’est enrôlé sous la bannière de l’art, et, pour mieux atteindre son but et le serrer de plus près, il s’est fait entrepreneur dramatique. Il vit dans la fièvre et l’agitation, sa tête est pleine de rêves, et son faible cœur, mal défendu par le souvenir douloureux de Marianne, est à qui veut le prendre. Il satisfait à ses désirs et n’obéit qu’à son caprice, il est son maître : est-il heureux ? Oui, si l’on peut appeler heureux un homme qui vit dans l’illusion et l’erreur, qui ne connaît pas la mesure de ses forces et la valeur de ceux qui l’entourent. Voyez-le maintenant au terme de son pèlerinage, lorsque la formule sacramentelle a été prononcée sur lui : « Va, la nature t’a affranchi ; » est-il désabusé, désenchanté, blasé ? Non, maintenant il est heureux. Comment ne le serait-il pas ? Il est en paix avec lui-même et