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principes il doit s’appuyer, vers quel but il doit tendre de préférence. Il a pour lui la plus haute ambition, et il tient pour lui école de manières nobles et polies. Il est intéressant de voir quelle importance donne Goethe à cette question des manières et à quels détails minutieux il descend. Sous ce rapport, Wilhelm Meister est une véritable initiation des classes moyennes aux mœurs des classes supérieures ; il n’admet dans l’individu rien de mesquin, rien de commun ni de trivial. Qu’il soit prudent, mais non pas au prix d’une gaucherie sans excuse ; qu’il soit pratique, mais non pas au prix de la vulgarité ; qu’il aime l’ordre et la régularité, mais qu’il évite les vices mesquins et sordides qui envahissent si vite les existences laborieuses. Cette condition intermédiaire, que lui a faite le hasard de la naissance, est à la fois un avantage et un désavantage : un désavantage, car il n’a pas d’assiette fixe, de centre de gravité, comme l’individu des autres classes, — un avantage, car il n’est pas l’esclave de son rang, comme l’homme des classes nobles, ou la victime du hasard, comme l’homme du peuple. Il est vraiment libre, ses égaux n’ont aucun pouvoir sur lui, tandis que le noble porte le fardeau de sa caste et l’homme du peuple le fardeau de la société tout entière. Cette liberté lui ouvre deux routes entre lesquelles il doit faire son choix : l’une sûre et qui respectera son indépendance, l’autre plus glorieuse, mais pleine de périls. Qu’il se crée une spécialité, une profession, et qu’il y devienne habile ; alors tous les autres hommes dépendront de lui, et lui ne dépendra de personne ; ou bien qu’il sache profiter de cette liberté que lui crée sa condition pour être vraiment un homme, dépouillé de tout préjugé de caste, de toute servilité de fonction, de toute convention sociale, que par un effort persévérant il parvienne à l’harmonieux développement de son être, et qu’il réalise un beau type de perfection morale qui le mettra au niveau de toutes les conditions de la vie.

Le candide Wilhelm a fait son choix : de ces deux routes, il prend la plus périlleuse. Goethe, sans oser le blâmer, le conseille cependant longtemps par la voix du sage Werner et lui présente la route du métier de la profession, de la spécialité, comme la plus sûre et celle qui convient le mieux à un bourgeois ; mais, une fois que le héros a pris décidément son parti, il l’accompagne avec une sage sollicitude jusqu’à ce qu’il soit enfin arrivé à bon port. Goethe, quelle que soit son estime pour les spécialités, qu’il recommande à chaque instant dans son livre et dont il prophétise le futur triomphe social, qui est aujourd’hui un fait accompli, ne peut se défendre d’une certaine faiblesse pour ceux qui aspirent au développement harmonique de leur être. Tout en blâmant Wilhelm et en le traitant