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les personnes, mais encore par respect pour les choses qu’elles représentent, et lorsqu’il salue un prince ou un grand, il salue en même temps une de ces lois de l’ordre moral vers lesquelles l’attention de son vaste esprit est ; toujours tournée. Son attitude vis-à-vis du peuple est aussi prudente et aussi mesurée : il est plein d’équité et de judicieuse sollicitude pour les classes inférieures ; mais il impose un frein à sa sensibilité et ne se laisse pas ramener jusqu’à elles par les mouvemens d’une sympathie fiévreuse. L’irritation de la sensibilité ne l’égare pas plus dans ses rapports avec les classes inférieures que le chatouillement de la vanité ne l’égare dans ses rapports avec les classes nobles. Le bon sens et le jugement sont dans un équilibre parfait. Autre particularité très caractéristique : Goethe a rarement de l’enthousiasme, mais il n’a jamais de mépris, car sa principale préoccupation est de connaître la valeur et le prix exact de chaque chose. Or, avec une telle préoccupation, l’enthousiasme est aussi difficile que le mépris, parce que, s’il est rare de rencontrer une chose qui vaille la peine qu’on s’échauffe outre mesure l’imagination et qu’on embouche en son honneur la trompette lyrique, il est tout aussi rare d’en rencontrer une qui soit absolument sans valeur. Goethe admire donc très peu, mais en revanche il estime beaucoup. C’est encore un trait qu’il a de commun avec les classes moyennes. L’homme des classes aristocratiques aime volontiers à mépriser, parce que le mépris est pour lui une arme de défense qui lui sert à protéger son rang et à maintenir la distance qui le sépare des autres hommes ; mais l’homme des classes moyennes n’a pas de tels droits, il ne lui est pas permis de mépriser, il ne lui est permis que d’estimer. Son mépris est absolument sans portée et ne fait aucun mal à la personne ou à la chose sur laquelle il tombe, au contraire son estime est singulièrement précieuse et honore tous ceux auxquels elle s’adresse. Chaque fois qu’il estime, l’homme des classes moyennes croît en considération et en puissance ; chaque fois qu’il méprise, il se rabaisse et se diminué. Goethe est donc par excellence l’homme des classes moyennes. Personne ne les a jamais incarnées avec plus de puissance, plus d’éclat et plus d’autorité ; personne n’a formulé leur esprit avec plus de netteté et plus de correction.

Nulle part ces qualités ne se montrent mieux que dans le Wilhelm Meister, livre écrit tout entier à l’adresse de la jeunesse des classes moyennes, et qu’on pourrait appeler le guide moral du jeune bourgeois au XIXe siècle. C’est à l’enfant des classes moyennes, et non à l’enfant de famille aristocratique ou à l’enfant du peuple, que s’adressent ses conseils, et c’est à lui seul qu’ils peuvent servir. Goethe lui apprend ce qu’il doit fuir ou rechercher dans la vie, sur quels