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III. — MORALE DE WILHELM MEISTER.

Telle esthétique, telle morale. Les sources de la sagesse sont pour Goethe les mêmes que celles de l’art, ses opinions philosophiques sur la conduite de la vie ont la même solidité substantielle et concrète (je dirais volontiers matérielle, si je ne craignais que le mot fût pris en mauvaise part) que ses opinions sur la poésie.

Goethe est un olympien, il appartient à la race des dieux, c’est une chose convenue depuis longtemps et sur laquelle il n’y a pas à revenir ; mais les dieux, quoique égaux entre eux, ne sont pas tous de même origine et ne siègent pas tous aux mêmes titres dans l’olympe. Goethe y est entré de plain-pied comme dans sa demeure naturelle, non en vertu d’un titre chevaleresque ou mystique, mais comme le représentant le plus accompli des classes moyennes et de leur manière de penser et d’agir. Lorsqu’il y a quelque vingt années tel pauvre démocrate allemand emporté par l’effervescence équivoque de son enthousiasme révolutionnaire appelait Goethe un philistin et le roi des philistins, il ne savait pas si bien dire, ni qu’il était aussi près de la vérité. Il croyait proférer une injure mortelle, il ne faisait que constater le titre le plus glorieux de Goethe et ce qui fait sa véritable originalité. Goethe est en effet le type suprême de l’homme des classes moyennes, le bourgeois idéal, s’il nous est permis de créer cette formule pour le caractériser. Il est bourgeois dans l’art comme dans la vie, dans le domaine des faits comme dans le domaine des idées. En lui, nous contemplons toutes les facultés particulières aux hommes des classes moyennes portées à leur plus haut point de développement, la prudence, la modération, l’impartialité, l’esprit de justice, le sens pratique, la foi au travail. En lui, nous admirons ce mélange d’indépendance et de respect, d’équité et de fermeté, qui compose la véritable attitude des bourgeois vis-à-vis des classes nobles d’une part, vis-à-vis des classes populaires de l’autre. Comme les sages de ce collège idéal dont il nous parle dans la seconde partie de Wilhelm Meister, il professe à la fois le respect de ce qui est au-dessus et de ce qui est au-dessous de lui. Ni dans sa vie, ni dans son caractère, ni dans sa tournure d’esprit, vous ne surprendrez de chimère vaniteuse, de fatuité de poète enivré de son succès et ébloui de la société à laquelle il est mêlé. À aucun moment, il ne se pose comme le poète particulier de la vie aristocratique ; mais il ne se met jamais en opposition avec l’esprit des classes nobles, et il lui paie scrupuleusement ce qui lui est dû d’hommages et de considération. Il s’incline non-seulement par déférence pour