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d’apprentissage a disparu, on respire un air plus pur, et la sagesse fait entendre sa voix sur un ton plus soutenu et plus grave. On peut se croire dans un pays enchanté et non plus sur notre fangeuse planète, et c’est avec juste raison qu’un célèbre critique anglais a pu dire que cette seconde partie présentait plus de rapports avec la Reine des fées de Spenser, le type par excellence des œuvres idéalistes, qu’avec le Tom Jones de Fielding ou telle autre œuvre réaliste ; mais cet idéalisme des années de voyage n’implique pas un changement de système. Au fond, que veut dire Goethe dans cette seconde partie sinon ceci : La réalité vaut la féerie ? Vous ne savez pas combien de contes arabes et persans, combien de fables grecques, combien d’idylles allemandes et de romans français contient la vie de vos contemporains. Vous ignorez combien il faudrait peu de chose pour donner l’aspect de l’idéal à ces anecdotes que chaque jour voit éclore et que vous racontez vous-même sans réfléchir à ce qu’elles contiennent. — Vous vous plaignez que tout ce qui vous entoure soit prosaïque ; mais si vous aviez soin de recueillir toute la poésie que vous rencontrez sur votre route, après chacune de vos promenades, vous reviendriez chargé de gerbes de fleurs. Vous cherchez l’idéal à la lumière de la tradition et à la lumière de l’art : que ne le cherchez-vous aussi à la lumière de la nature ? Parmi ses combinaisons infinies et toujours changeantes, la réalité, si vous savez bien l’observer, vous présentera telle association de personnes et de circonstances qui vous fera comprendre les splendeurs historiques du passé et les œuvres les plus merveilleuses de l’art. Les surprises les plus instructives et les plus émouvantes vous attendent à chaque détour de votre route. Vous comprendrez comment ce qui est aujourd’hui nommé l’idéal a pu sortir de la nature en voyant la réalité le reproduire trait pour trait dans telle combinaison de faits et tel groupe de personnages. Voilà le sens de ces ingénieux et audacieux chapitres intitulés Saint Joseph II, l’Annonciation, où l’on voit les scènes de l’enfance du Sauveur reproduites presque exactement par une famille de simples gens des montagnes, moitié par suite d’un hasard fortuit, moitié par suite de la pieuse émulation que cette découverte a excitée en eux.

Telle est l’esthétique de Goethe en général, telle est particulièrement celle de Wilhelm Meister. Une semblable doctrine, je le sais, est faite pour déplaire à beaucoup de personnes, et certainement plus d’un lecteur répétera sous une forme ou sous une autre le jugement sévère de Novalis, qui pourtant relisait, dit-on, Wilhelm Meister une fois tous les ans : « Un athéisme littéraire est l’âme de ce livre, complètement anti-poétique en esprit, quoique le corps et le vêtement en soient poétiques. » Mais, qu’on blâme ou qu’on approuve, l’essentiel est de blâmer et d’approuver avec justesse, et de