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d’une vérité unique. Qu’est-ce que cette Claire si sympathique du drame d’Egmont sinon une simple grisette qui professe pour le noble comte juste les mêmes sentimens que vous pourrez observer chaque jour chez la première grisette venue pour un jeune amant d’une condition supérieure à la sienne ? L’éblouissement causé par la splendeur du rang, voilà le principe de l’amour de Claire pour Egmont ; mais ce sentiment, d’ordre assez peu élevé, suffit pour mettre en jeu son âme entière, et si violent est son effort pour aimer au-dessus d’elle, qu’il l’arrache à sa condition, où elle ne redescendra plus, Voilà l’aimable grisette devenue classique par la force de son désir ! Il semble quelquefois, en lisant Goethe, qu’on assiste à l’origine d’une nouvelle aristocratie de l’idéal. Ses personnages sont les premiers de leur famille. Poétiques par droit de nature, prosaïques par fatalité de naissance et de condition, ils apparaissent devant nous avec leur mélange de noblesse innée et de robuste solidité bourgeoise ou populaire. Personne des leurs ne fut poétique avant eux, leur valeur intrinsèque seule a tout fait pour eux. Vrais fondateurs, il ne leur fut rien légué, et c’est eux au contraire qui légueront leur noblesse à la longue lignée de personnages qui leur succédera.

Dans la plupart de ses œuvres cependant Goethe a introduit cette réalité avec mesure et ménagement ; mais dans Wilhelm Meister elle opère une véritable invasion, si bien qu’on pourrait tirer du livre cette conclusion morale très pratique, mais de délicate application : les gens bien nés et bien doués doivent apprendre à vivre au milieu de la mauvaise compagnie, savoir s’y plaire au besoin et tirer profit de ce qu’ils y voient et de ce qu’ils y entendent pour leur perfectionnement individuel. Quelle société ! Jamais, depuis qu’Apollon fut contraint de garder les troupeaux d’Admète, les muses n’avaient entretenu commerce avec pareilles créatures. Les coulisses ont fourni leur peuple, les comptoirs ont député leurs sages, et, pour représenter dignement l’idéal, les petites maisons et les baraques foraines ont laissé échapper leurs hôtes. La réalité la plus crue s’étale devant nous avec ses misères et ses amertumes, ses joies sensuelles et bruyantes. C’est dans la société la plus vulgaire que l’enthousiaste Wilhelm doit voyager à la poursuite de l’art, de la sagesse et du bonheur, toutes choses auxquelles n’a jamais songé aucun de ses gais compagnons. Les personnages de condition noble eux-mêmes, ceux qui sont chargés d’initier Wilhelm à une vie nouvelle, Jarno, Lothaire, l’abbé n’ont jamais cherché le vrai et le beau en dehors ou au-delà de la réalité. Tous ils marchent les yeux baissés vers la terre, attentifs à des soins de ménage ou de culture. La noblesse des hommes de cette société consiste dans leur parfaite prudence* dans la justice avec laquelle ils gouvernent le coin de terre qu’ils possèdent, dans la destination utile qu’ils ont su donner à leur vie.