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ne peut le conduire que dans des fondrières de plus en plus dangereuses. Goethe blâme ouvertement la tentative de son héros ; selon lui, Wilhelm, en sa qualité d’enfant des classes moyennes, est coupable de chercher cette harmonie, ce parfait équilibre de son être qui semble n’appartenir de droit qu’aux classes nobles, au lieu de s’enfermer dans une spécialité pratique et de s’y fortifier comme dans une citadelle, ce qui est le devoir de tout bourgeois. Cependant ce Wilhelm si ouvertement blâmé finit par arracher l’approbation de Goethe. Il semble qu’il ait éprouvé pour son héros le même sentiment que Cervantes pour le sien. Chemin faisant, il a de même changé d’opinion à son égard ; sans renoncer à sa première idée, il a incliné du côté du héros qu’il avait créé, si bien que les conclusions du livre relativement à Wilhelm semblent être celles-ci : « mon héros a triomphé là où il aurait dû échouer, mais il méritait de réussir. Les entreprises semblables à la sienne seront toujours téméraires et dangereuses ; cependant il sera toujours noble de les avoir tentées. » La pensée de Goethe a donc aussi ses oscillations, et le lecteur par conséquent doit se tenir en garde contre toute interprétation trop absolue et tout jugement qui serait trop d’une seule pièce. Une grande œuvre est un produit libre de la vie, et son interprétation doit être libre comme elle.

L’intelligence merveilleusement compréhensive et conciliatrice que Goethe a déployée dans le Wilhelm Meister fait de cette œuvre une mine inépuisable d’explications arbitraires et d’hypothèses fantasques pour la critique imaginative. On peut y découvrir mille opinions qui sont restées chez Goethe à l’état d’intention ou à l’état de nuance : aussi est-ce un des livres qui se prêtent le mieux à une interprétation fausse ou calomnieuse de l’esprit de l’auteur. Il s’y trouve telle pensée qui, poussée logiquement, conduirait à des conséquences que Goethe aurait réprouvées. La pensée s’y trouve, voilà qui est certain ; mais il serait téméraire d’affirmer qu’il l’arrêtait à tel point ou qu’il l’acceptait dans telle mesure. Les idées dans Goethe ne se développent pas solitairement, mais simultanément, de telle sorte qu’aucune n’existe jamais sans son contre-poids et son contraire, et que de ce développement simultané naît cet équilibre parfait qui s’appelle l’harmonie. Harmonie d’une délicatesse singulière, et qu’il faut craindre de détruire en poussant quelques-unes de ces idées plus loin que Goethe ne voulait les mener ! La brutalité de la logique ordinaire n’est donc pas de mise dans l’étude et l’examen d’une telle œuvre, et il y faut porter au contraire de la discrétion, du respect et de la prudence. Combien il est facile de détruire cet équilibre et de faire pencher du côté de nos opinions particulières l’exacte balance des idées du maître ! A certaines pages, on pourrait prendre le livre pour une apologie de la liberté humaine et de