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pour la Pologne, par ses préférences instinctives pour la Russie, se charge de mettre en relief ce qu’il y avait de juste et de lumineux dans cette thèse d’un patriotisme intelligent. L’auteur va plus loin aujourd’hui, il élargit le terrain et il étudie cette question qu’un Russe appelait la question fatale ou la question suprême au point de vue du droit, de la légalité diplomatique, des tendances respectives des politiques, des nécessités de la civilisation occidentale, des rapports de la Russie avec la Pologne et avec l’Europe. Ce qui en résulte, c’est un enchaînement aussi nouveau que saisissant de démonstrations marchant au but avec une logique serrée qui s’éclaire à chaque pas de l’étude de tous les phénomènes moraux et politiques. Que la Pologne reste le point central de cette œuvre de sincérité et de talent qui embrasse en réalité l’état de l’Europe tout entière, c’est d’abord par une raison touchante et simple, parce que l’auteur est Polonais, et que l’esprit chez lui est le complice du patriotisme ; mais c’est aussi parce qu’au fond, pour tous ceux qui veulent bien y songer, le nœud de cette situation alarmante qui se déroule, de tous ces problèmes qui se débattent, est en Pologne, et il n’est point ailleurs. Cette paix durable à laquelle on aspire, elle n’est possible en effet pour l’Europe que par une paix également durable en Pologne, et cette paix assurée en Pologne, elle ne peut être obtenue que par une solution décisive recherchée en dehors des vaines et impuissantes transactions.

Une chose apparaît à travers tout dans cette crise d’un continent et d’une civilisation qui vient se concentrer et se résumer dans la tragédie d’une nation en détresse : c’est que pour le peuple polonais il n’y a plus désormais qu’une alternative, triompher ou périr, vivre ou être exterminé par le fer et le feu, par la déportation et la spoliation. Seulement ici, à cette extrémité, s’élève l’intérêt de l’Europe, qui, après avoir été laissée sans garantie par les traités de 1815, se trouverait tout à coup en face d’un bien autre péril par l’extermination d’une société qui porte en elle l’esprit occidental. Ceux qui mettent au-dessus de tout la séduisante perspective de voir les domaines seigneuriaux réduits à un maximum de 10 hectares et la Russie donner aux paysans polonais des terres qu’ils ont déjà reçues des propriétaires eux-mêmes, ceux-là peuvent ne pas s’émouvoir et saluer en Mouravief un vaillant démocrate ; ils auront l’estime de M. Proudhon. Ceux qui tiennent encore à l’honneur et à la sécurité de la civilisation occidentale voient grandir ce point noir et sentent bien que là est en effet la possibilité d’une crise suprême d’autant plus redoutable qu’elle est l’inconnu.

Je ne parle plus des traités de 1815, cette barrière désormais renversée, cette œuvre merveilleuse selon M. Proudhon, et que l’auteur des Conditions d’une paix durable en Pologne analyse avec une sagacité qui réussit à les éclairer d’un nouveau jour, à en faire saisir l’essence et les combinaisons fuyantes. Sans nul doute, ces traités, mieux respectés, pouvaient encore maintenir une ombre de paix : ils n’impliquaient point assurément