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mieux pour la liberté des peuples, que tout le mouvement moderne a eu besoin, pour se produire, de briser ce moule étroit ! Vous imaginez enfin que cet attentat systématique dirigé aujourd’hui contre la vie d’un peuple est une preuve nouvelle de l’insuffisance ou de l’iniquité des vieilles combinaisons, que le spectacle de la Pologne dévastée et ensanglantée est une humiliation pour le droit, pour l’humanité, pour la civilisation !… Vous croyez tout cela ! — Eh bien ! M. Proudhon n’a besoin que de cent pages et de sa plume accoutumée aux prodiges pour vous prouver que c’est tout le contraire qui est la vérité.

Il est vrai que M. Proudhon avait déjà commencé sa démonstration en prenant l’Italie à partie, et il la continue aujourd’hui aussi victorieusement au sujet de la malheureuse Pologne. Il l’étend même et lui donne toute la valeur d’une théorie générale. Il va vous prouver que des traités existent d’autant mieux qu’ils sont plus souvent et plus gravement violés, que les révisions dont ils sont l’objet en sont la triomphante consécration, que l’esprit des combinaisons de 1815 est l’esprit même de la démocratie, et que le spectacle offert en ce moment par la Pologne, livrée aux barbaries russes, est plein de consolations et d’espérances pour l’humanité. Comment prouve-t-il tout cela ? Ah ! je n’en sais rien, mais il le prouve, ou il croit le prouver, et il se repose dans la satisfaction de son œuvre, content d’avoir sauvé la démocratie du déshonneur des aspirations vers un droit nouveau et des sympathies pour le malheur. M. Proudhon, dis-je, aime à être seul ; il ne l’est pas autant qu’il le croit : il se rencontre dans ses interprétations avec tout ce qu’il y a d’absolutistes dans le monde, et il les dépasse quelquefois.

Quand M. Proudhon cherche dans les violations partielles des traités internationaux une preuve de leur existence et une confirmation de leur autorité, par analogie avec les lois civiles et criminelles, qui n’existent pas moins, quoiqu’elles soient chaque jour enfreintes, il semble ne point se douter que le code pénal a une sanction, qu’il y a des tribunaux pour juger, des agens publics pour exécuter les arrêts, et que faute de cette sanction, de ces tribunaux, de ces exécutions d’arrêts, le monde s’en irait à grands pas vers l’état sauvage. Quand il fait des combinaisons de 1815 la source du mouvement de progrès et de liberté qui a signalé notre temps, il ne paraît pas soupçonner que ce mouvement s’est produit en contradiction et en quelque sorte par effraction de ces combinaisons graduellement vaincues. Enfin, quelque superbe que soit le sophisme, il y a une limite où il devrait toujours s’arrêter. Quand un peuple entier est en armes, défendant son foyer, sa liberté, sa religion ; quand ce peuple se débat dans les angoisses du patriotisme, déporté, dépouillé ou mis à mort, et qu’on a soi-même le malheur de rester froid devant ce spectacle fait pour relever les âmes en les attristant, il faudrait au moins se taire et ne point ajouter l’outrage lointain aux coups implacables des persécuteurs. Ce n’est pas pour les victimes que je parle, c’est pour ceux à qui il serait si facile de ne point heurter