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l’impulsion du mouvement national, on a peine à se rendre compte de l’impuissance et de l’agitation qui tourmentent une société où il n’y a pas de vie commune. En Irlande, les habitans foulent le même sol, respirent le même air; mais celui-ci n’en est pas moins pour les uns un usurpateur et un damné, celui-là pour les autres un rebelle et un idolâtre. Les riches s’absentent, les pauvres émigrent, et ceux qui restent campent en ennemis, au lieu de vivre en voisins. Le sentiment qui fait donner en une fois une partie de la valeur annuelle du loyer, qui fait tirer de la terre tout ce qu’on peut sans s’inquiéter du lendemain, cette façon de courir après la poule aux œufs d’or pour l’égorger, le train violent et inconstant des choses, la multiplicité des entreprises inachevées, l’ardeur des polémiques, la mollesse des actions, les crimes et la popularité des criminels, toutes les fautes individuelles ou collectives viennent de l’instabilité sociale. Je le sais, il y a du faux en même temps que du vrai dans tout ce qu’on peut dire sur l’Irlande, car il y a de tout en Irlande. Les rapports de la propriété et de la culture s’améliorent; la civilisation moderne est partout, si elle n’a nulle part pénétré dans les cœurs ; les lignes de chemins de fer traversent les campagnes sauvages, la vapeur siffle au milieu des marais, et la mauvaise agriculture se sert d’outils perfectionnés. La liberté est entrée dans les mœurs, le pouvoir est stable; mais la désunion sociale empêche le progrès de prendre racine, et comme la cause du mal est morale, on n’a rien fait tant qu’on n’a pas tout fait.

Malheureusement les deux causes de la détresse de l’Irlande, le trouble de la société comme la disparition du capital, sont de tous les maux les plus rebelles à l’action d’un gouvernement. Il semble qu’on ne puisse les vaincre qu’à l’aide du temps ou de l’un de ces événemens qui font en un jour la besogne des siècles. C’est encore un de ces cercles vicieux qu’on ne sait comment briser. A dire vrai, si le mystère semble impénétrable, c’est qu’on ne veut pas l’éclaircir, c’est que les uns veulent garder leur suprématie, et les autres leurs griefs. Aussi vrai qu’un trouble social maintient l’Irlande dans la misère, un seul effort de justice, un seul après tous les autres, donnerait la stabilité, créerait le travail et sauverait des multitudes. Il suffirait que l’intolérance religieuse fût moins impitoyable que ne l’ont été les haines de races ou de classes.

Je laisse de côté toutes les questions secondaires, toutes celles dont la solution est impossible, ou ne produirait qu’un changement éloigné et douteux. Je viens au point capital, l’état du clergé catholique en Irlande. Aucun clergé n’est plus justement populaire que le clergé catholique irlandais. Il a combattu pour la foi, pour la liberté, pour la pauvreté. Il a été la vie morale d’un peuple qui