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on vit donc en gentleman, ce qui veut dire en bon français que l’on dépense plus que l’on n’a, et que les hommes de loi font seuls fortune.

Si les classes qui produisent ailleurs consomment ici, doit-on s’attendre à ce que la classe qui partout consomme et ne produit pas vienne combler les vides du capital national? Ce serait se faire une idée exagérée des vertus de l’aristocratie en général, et une idée bien fausse de la situation particulière de l’aristocratie irlandaise. Il y a deux catégories de propriétaires irlandais, les absens et les résidens. Les absens sont ou des grands seigneurs anglais dont les ancêtres ont reçu aux diverses époques des guerres civiles de larges concessions de terres, ou des propriétaires, sans distinctions de race ni d’origine de propriété, qui aiment mieux vivre en Angleterre qu’en Irlande. Pour les uns et les autres, le calcul économique est facile à faire : ils enlèvent chaque année à l’Irlande une partie de ce que l’Irlande produit chaque année. Ce n’est pas une exportation qui se balance avec une importation ; le capital tiré d’Irlande sous la forme de grains ou de bestiaux n’y rentre pas, la perte pour l’Irlande est complète. Toujours prendre et ne jamais rendre, toujours recevoir et ne pas dépenser, c’est une véritable dévastation. Quel que soit le système de répartition de la propriété, le revenu de la propriété doit être dépensé ou épargné; il doit se transformer en salaires pour le travail, en achats de denrées, en accroissement de capital. S’il est enlevé en masse et transporté dans un autre pays, l’appauvrissement général devient inévitable, et l’un des vice-rois d’Irlande, lord Normanby, avait raison lorsqu’il disait à une députation de propriétaires : « La propriété a des devoirs aussi bien que des droits; qu’elle remplisse ses devoirs pour que l’on respecte ses droits ! »

La même responsabilité morale ne pèse pas sur les propriétaires résidens : s’ils ne remplissent pas toujours leurs devoirs, ils sont dans la plupart des cas les victimes du sort et autant à plaindre qu’à blâmer. Le système aristocratique donne à la propriété une valeur politique et morale indépendante de la valeur du revenu; il a pour fondement les substitutions, qui ne laissent au possesseur qu’un intérêt viager, quelquefois opposé à ses autres intérêts; il s’appuie sur une loi civile qui rend l’hypothèque réelle et en fait une dette de la propriété seule. De ces trois causes combinées doit résulter nécessairement une propriété foncière surchargée d’hypothèques. Maintenant que, par l’interversion des conditions économiques ordinaires, le revenu de la terre chez un même peuple devienne en tel lieu plus élevé que n’est le revenu de l’argent dans tel autre, que la terre rapporte 6 comme en Irlande et l’argent 4 comme à