Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/978

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec les autres classes; elle n’achète pas de denrées, elle ne reçoit pas de salaire, elle connaît aussi peu l’argent que le pain. Les pommes de terre sont tout pour elle; elles sont sa nourriture et son moyen d’échange. Un certain nombre de journées de travail paie la location de la parcelle de terre où poussent les tubercules. En comparant le chiffre de la population qui vit exclusivement sur la pomme de terre avec le nombre d’acres où on la cultive, on arrive à ce résultat effrayant, que trois ou quatre personnes ont dû vivre sur le produit d’un acre de terre. Naturellement la perte des pommes de terre en 1846 a produit une famine complète parmi la population qui s’en nourrit exclusivement, et les manques partiels de récolte, si fréquens aujourd’hui, produisent chez la même population des demi-famines, c’est-à-dire des famines qui durent quelques mois, au lieu de durer une année. Les sages disent : « Ne cultivez plus la pomme de terre, » et ils ont raison. Pourtant cette malheureuse population a encore plus raison de s’obstiner à la cultiver. Avec les pommes de terre, si la récolte est bonne, elle peut vivre sur la parcelle de champ qui seule est à sa portée; avec le blé, avec l’avoine, même en cas de bonne récolte, elle ne peut avoir pour trois mois de subsistance. C’est donc la pomme de terre que l’Irlandais préfère cultiver, et quand elle manque, rien ne donne une idée de l’horrible détresse où il tombe. Ce n’est pas ici une crise alimentaire qui frappe tout le monde en tombant plus cruellement sur les pauvres; c’est encore, c’est surtout la perte d’une classe entière, celle qui cultive la pomme de terre, s’en nourrit et en trafique. Son moyen de subsistance lui est enlevé, et elle n’a pas de moyen de travail; elle est dépourvue comme un naufragé sur un rocher nu. Laissez-moi cependant aller plus avant encore et rechercher ce que sont devenus le travail et le capital.

On reproche au peuple irlandais de s’abandonner à la paresse, à l’imprévoyance, à l’ivrognerie; il ne se soucie ni de la manière dont il est logé, ni de celle dont il est vêtu. Je le crois bien : il est misérable et il a les vices de la misère. Ce qui est merveilleux, c’est que, sous l’accablement de ces maux, il ait conservé la beauté, l’intelligence ; la vivacité d’esprit, la soif d’apprendre et le tour poétique du langage. On lui dit : « Fais effort ! travaille ! » Mais il n’y a pas de travail en Irlande; il n’y avait pas de travail pour le nombre des bras avant la famine, il y en a encore moins depuis que la maladie des pommes de terre a fait perdre en une seule année au capital national une valeur en subsistances estimée 16 millions sterling (400 millions de francs). Les seuls changemens notables sous ce rapport sont l’émigration et la loi des pauvres; mais l’émigration enlève les bras valides, et la maison de charité empêche le travailleur