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diplomatique qui l’a provoquée ou en a été le prétexte. C’est pour répondre à l’Occident que les adresses au tsar se sont multipliées en Russie et qu’on a accepté tout, même Mouravief : de telle façon que l’Europe a sa part de responsabilité dans la situation extrême de la Pologne, qu’elle se trouve liée par cette solidarité indissoluble avec tout un peuple qu’elle a compromis par une protection jusqu’ici peu efficace. Et quand on se livre à toutes ces controverses sur l’action diplomatique et l’action effective, sur l’action collective et l’action isolée, c’est qu’en vérité on dénature toute une situation. La question n’est pas de savoir ce qui vaut mieux de la guerre ou de la paix, de l’action collective ou de l’action isolée, mais de savoir si en présence d’un devoir accepté on peut collectivement ou isolément se réfugier dans une défaillance qui le lendemain trouverait la Pologne morte, la Russie triomphante et pesant de tout son poids sur l’Europe, l’Autriche de nouveau vassale du tsar, la France rejetée au-delà de la guerre d’Italie et de la guerre de Crimée. Ceux qui cherchent à énerver l’action de l’Europe et particulièrement de la France semblent ne pas soupçonner ce terrible lendemain où, faute d’avoir cédé à la tentation généreuse de reconstituer un peuple fait pour vivre, on se trouverait en présence de complications bien autrement redoutables, nées d’une défaillance. Ils croient avoir tout dit quand ils ont représenté l’union persistante des cabinets comme une victoire, quand ils ont montré l’Europe étendant sa protection théorique sur la Pologne, et la Russie isolée. Étrange victoire, qui ne représenterait qu’une ligue de l’inaction, si l’Europe devait en rester là ! Étrange protection, qui n’épargnerait à son protégé ni une convulsion ni une torture, si elle ne s’attestait pas d’une façon plus énergique! Et quant à l’isolement infligé à la Russie, ce n’est peut-être, pas le cabinet de Pétersbourg qu’il fatiguerait et embarrasserait le plus. La Russie ne demanderait pas mieux pour le moment que de rester isolée, et parce qu’on la laisserait seule, on n’aurait point fait un pas vers une solution : on aurait simplement laissé s’accomplir l’immolation. Je n’ignore pas que la politique a ses secrets et ses lenteurs, elle a des combinaisons qu’on ne pénètre pas toujours; mais du moins qu’on ne prolonge plus ce spectacle de puissances assistant de leur inaction ceux qu’elles réprouvent publiquement et abandonnant sans secours ceux qu’elles couvrent de leurs sympathies! Faites ce que font des témoins d’honneur qui, ne pouvant séparer deux hommes, égalisent du moins le combat. Et, pour tout dire, ne laissez pas plus longtemps l’atmosphère européenne souillée de cette odeur de tuerie qui ne nous arrive purifiée qu’à travers la généreuse fumée du sang des martyrs!


CHARLES DE MAZADE.