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croissant d’une insurrection qui, après avoir été jugée impossible et insensée, en venait à tenir tête à une puissance redoutable; mais en outre c’est un incident imprévu qui venait mettre en relief le caractère européen de ces événemens en provoquant la diplomatie occidentale, en constituant une alliance de gouvernemens au service de la répression. C’est la Prusse voulant venir en aide à la Russie ou poussée par un sentiment effaré de son propre péril, c’est la Prusse qui risquait cette aventure en allant aux premiers jours de février signer à Pétersbourg une convention pour la répression commune de l’agitation polonaise. Désavouée depuis, morte aussitôt que née devant un sentiment universel de répulsion même en Prusse, cette convention de février, œuvre de M. de Bismark, n’était pas moins la porte par où la diplomatie entrait dans la question. Puisque la Russie et la Prusse s’isolaient de l’Europe et se liguaient de leur côté dans une action commune, l’Europe à son tour avait le droit de prendre un rôle dans ces événemens, d’élever tout au moins la voix.

Le droit, elle l’avait assurément sans cela; la convention russo-prussienne était une occasion, une sorte de mise en demeure, et c’est ainsi que le ministre des affaires étrangères de France, M. Drouyn de Lhuys, caractérisant cette œuvre mal venue, pouvait dire dans une dépêche qui marquait le point de départ de toute une situation : « L’inconvénient le plus grave de la résolution prise par la Prusse, c’est d’évoquer en quelque sorte la question polonaise elle-même... Jusqu’ici, l’insurrection était entièrement locale; elle demeurait concentrée dans les provinces du royaume de Pologne. En intervenant d’une manière plus ou moins directe dans le conflit, le cabinet de Berlin n’accepte pas seulement la responsabilité des mesures de répression adoptées par la Russie; il réveille l’idée d’une solidarité entre les différentes populations de l’ancienne Pologne. Il semble inviter les membres séparés de cette nation à opposer leur union à celle des gouvernemens, à tenter en un mot une insurrection véritablement nationale. » Une fois sur ce terrain, la question grandissait naturellement d’elle-même. Se tourner vers la Prusse seule, c’était, selon une expression de lord Cowley, « laisser le grand coupable comparativement en dehors du blâme, » et c’est ainsi que la question, se dégageant de cette confusion première, de ces premiers embarras, se posait directement entre l’Europe et la Russie. Il y a une logique des choses supérieure à toutes les raisons et à tous les subterfuges diplomatiques. Ce qui est bien clair, c’est que, le jour où, en présence d’une nation soulevée pour son droit, l’Europe se tournait vers la puissance qu’elle appelait « le grand coupable, » elle avait fait un acte décisif, elle se faisait moralement l’alliée de l’insurrection naissante.