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généreuses de cette lutte d'indépendance, toutes les tragédies intimes de leur pays ! Après ceux de la première heure sont venus ceux qui combattent encore. Un des plus énergiques, Lelewel, succombait récemment les armes à la main dans le palatinat de Lublin, où il avait réussi pendant quelques mois à déjouer tous les efforts des Russes. Quelques-uns de ces chefs sont assurément des figures saisissantes de cette guerre.

Narbutt avait été l'un des premiers à lever le drapeau national à Lida, dans la Lithuanie. C'était le fils d'un historien éminent de la Pologne; il avait trente-trois ans, une physionomie grave et séduisante, une parole tranquille et ferme, et une intelligence de la guerre que la Russie avait pris le soin de lui donner en l'envoyant dès sa jeunesse, au sortir de l'université, à l'armée du Caucase, puis au siège de Kars pendant la guerre de Crimée. Il revint en Lithuanie avec une blessure, et c'est là que le trouvait l'insurrection. Il n'hésita pas à répondre à l'appel qui partait de Varsovie; il n'avait d'abord que sept compagnons. Sa bande se grossit bien vite, et c'est avec cette bande, tout animée de son feu, qu'il soutenait pendant deux mois la lutte la plus extraordinaire, au point d'inspirer aux Russes une sorte de superstitieuse terreur. Il était devenu, en quelques jours si populaire dans toute la Lithuanie que tous les chefs prenaient son nom. Un instant il y eut, tout bien compté, onze Narbutt. Les Russes croyaient toujours avoir tué le vrai Narbutt; ils ne réussissaient pas à l'atteindre. Ce qu'on ne pouvait faire par les armes, on le fit par trahison. Ce fut un garde forestier qui livra Narbutt. Cerné de tous côtés, blessé dès les premiers coups de feu, porté par ses compagnons d'armes, il commandait encore avec la même énergie et avait déjà réussi à percer les lignes ennemies, lorsqu'une balle nouvelle venait le frapper au cœur. Il expira en disant : «Mon Dieu, je meurs pour ma patrie ! » On permit à quelques dames polonaises d'aller sur le lieu du combat ramasser les morts et les blessés, et ici c'est un officier impérial, acteur du drame, qui raconte la scène dans un récit publié par l'Invalide russe lui-même. « Parmi ces dames, dit-il, se trouvaient deux sœurs de Narbutt qui venaient réclamer le corps de leur frère. La plus jeune, ne pouvant maîtriser sa douleur, se mit à pleurer; l'aînée cherchait à l'apaiser en lui disant : N'as-tu pas honte de pleurer devant les Russes? — Un de nous demanda à une autre dame : Vous aviez probablement aussi un frère ici? — Tous ceux qui combattent pour la Pologne sont nos frères, répondit-elle. Elles s'occupèrent ensuite à panser les blessés et à ensevelir les morts... » Le lendemain, c'était toute la population qui se pressait aux obsèques du patriote dans la petite église de Dubiczany.