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l'occasion, et le moment venu elles se jettent sur les colonnes russes ou elles font face à l'ennemi, auquel elles ont infligé souvent d'humiliantes défaites. Vaincues, elles se retirent, se dispersent en apparence et se rallient bien vite à l'abri des forêts pour recommencer le lendemain. Il y a eu des momens où des détachemens se sont trouvés cernés sur le Niémen par plus de quarante mille hommes envoyés contre eux de divers côtés à la fois et ont réussi à se frayer un chemin à travers les lignes russes, pour aller se recomposer plus loin. Le pays est ainsi sillonné, véritablement occupé dans une certaine mesure, et c'est assurément une des choses les plus curieuses que cette multitude de bandes se mouvant à la fois, combattant ou se dérobant, opposant tour à tour à la stratégie russe déconcertée l'élan de leur intrépidité ou la souplesse de leurs évolutions. Ces volontaires, on le comprend, sont devenus des soldats façonnés à cette guerre, vivant de périls, de privations et des plus dures fatigues.

Il y a un Anglais honnête et sérieux, d'un esprit aussi éclairé que sincère, qui s'est donné récemment le plaisir d'un voyage en Pologne dans les régions les plus agitées par la guerre, et qui vient de raconter ses impressions. Un jour il rencontre sur son chemin des insurgés au nombre de quatre ou cinq cents. Ces hommes avaient une ferme contenance et paraissaient de solides marcheurs; leur visage était bronzé, et ils avaient un air martial; ils marchaient en bon ordre, observant la discipline, ayant des uniformes assez variés et un léger bagage qui eût réjoui la simplicité de sir Charles Napier. On fait halte dans un village, et l'Anglais, avec les officiers du détachement, reçoit l'hospitalité dans la maison du seigneur. Le dîner fut des plus gais, et on n'eût pas dit que c'était là le repas d'hommes qu'on appelait des insurgés, qui d'un instant à l'autre pouvaient être surpris. On s'entretint de l’Europe, on porta des toasts à l'Angleterre, à la reine Victoria; de jeunes officiers se mirent au piano, et le voyageur ajoute qu'il ne pouvait contempler sans tristesse « ces enfans perdus d'une cause désespérée. » L'honnête Anglais pouvait être triste aussi en se demandant ce que faisait le puissant gouvernement de son pays, pour ce peuple dont les défenseurs portaient des toasts à la libérale Angleterre, à la reine, et n'étaient après tout que les enfans perdus de la civilisation.

Guerre singulière, aux scènes émouvantes tous les jours renouvelées et à demi voilées d'obscurité! Armée nationale étrange qui a livré plus de combats que l'armée la plus éprouvée, que le feu dévore sans l'épuiser, et qui a vu déjà passer, à la tête de ses bandes deux ou trois générations de chefs se succédant comme de viriles apparitions, résumant dans leur vie et dans leur mort toutes les passions