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elle une sorte de corps moral impénétrable; c'est ce parti qu'elle s'efforçait d'atteindre dans son influence, dans son organisation, et qu'elle finissait par frapper à la tête en bannissant brusquement l'homme qui personnifiait avec le plus d'éclat le système légal, le comte André Zamoyski. Il en résultait que, soit calcul, soit imprévoyance, la Russie faisait à la fois tout ce qu'il fallait pour décourager le pays de toute espérance, pour l'irriter par la recrudescence de ses répressions, en affaiblissant ou écartant d’un autre côté toute influence modératrice; de sa propre main, elle donnait au parti qu'elle savait le plus prompt à l'action, mais qu'elle croyait pouvoir vaincre plus aisément, une force et une autorité qu'il n'aurait point eues dans des conditions moins violentes. Quant au caractère de la politique russe et à la signification du recrutement, ils ne sont même pas douteux; ils sont écrits comme un aveu dans les conversations du prince Gortchakof avec l'ambassadeur d'Angleterre, dans les dépêches de lord Napier : « Le gouvernement russe avoue que son autorité ne peut être maintenue par la stricte légalité. La légalité nous tue, dit-il. Et il confesse que le recrutement a dû être employé comme un moyen de disperser, de bâillonner et réduire à l'impuissance ses adversaires politiques... Le gouvernement russe se flatte d'affermir sa position matérielle en effectuant cette levée de soldats et même en provoquant et étouffant l'insurrection, car il force ainsi ses ennemis à se déclarer, et il lui sera possible de les écraser en plus grand nombre et sur un champ plus vaste... » C'est ce recrutement que la diplomatie russe, par un euphémisme officiel, a depuis appelé un prétexte saisi par les Polonais. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait un autre motif pour risquer cette aventure. Assailli à l'intérieur de l'empire par le mouvement croissant des opinions, par les sociétés secrètes, il sentait le besoin de tenter quelque violente diversion, d'étouffer le murmure des partis et d'imprimer une secousse au patriotisme russe en le précipitant sur cette grande et triste proie de la Pologne reconquise et domptée. Seulement la Russie, selon toute apparence, ne croyait pas aller si loin; elle ne soupçonnait pas que là où elle pensait trouver une faction, une poignée de jeunesse offrant l'occasion d'une campagne facile, elle allait rencontrer une nation surgissant spontanément et défiant toute une armée.

Ici tout se presse, et le drame commence à poindre dans les premières et soudaines excitations du recrutement. C'était pourtant encore un moment d'étrange anxiété et d'incertitude pour ces esprits ardens du comité d'action de Varsovie, placés en face d'une insurrection à laquelle ils semblaient aspirer sans cesse, et qui ne les surprenait pas moins, pour laquelle ils n'étaient pas prêts. Le recrutement