Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/909

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le seuil de la maison, s’abandonnaient au passe-temps favori des Japonais, fumer en buvant du thé, — je suivais du regard une pêche aux flambeaux qui avait lieu sur le lac, à une faible distance de l’endroit où je me trouvais. C’était un spectacle fantastique et dont l’image s’est fixée dans ma mémoire. Il y avait là cinq ou six bateaux, chacun monté par une demi-douzaine d’hommes; une dizaine d’entre eux étaient armés de torches qui brûlaient d’un feu rougeâtre et qui répandaient une épaisse fumée dont l’odeur résineuse arrivait jusqu’à moi. A cette lueur incertaine, réfléchie dans l’eau qui la brisait en la faisant miroiter sur ces courtes vagues ridées par une faible brise, je vis se mouvoir, silencieuses comme des ombres, des formes humaines qui se baissaient, se relevaient, et semblaient se livrer à un labeur étrange et mystérieux. De l’autre côté du lac, j’aperçus une maison dont le premier étage était illuminé par un grand nombre de lanternes. Bientôt je distinguai les sons perçans que les Japonais tirent du sumpsin en frappant d’un morceau d’ivoire les cordes de. soie de cette espèce de guitare et les notes plus douces produites par l’instrument appelé kholo (harpe à treize cordes). Des voix d’hommes et de femmes qui se mêlaient de temps en temps à cette musique complétaient le concert. On célébrait évidemment une fête dans cette maison, et, me fiant aux mœurs hospitalières des Japonais, je résolus de voir de plus près ce qui s’y passait.

La maîtresse de l’auberge ouvrit de grands yeux étonnés lorsque je lui demandai de me faire conduire à la maison éclairée, que je désignai du geste; pourtant elle ne s’opposa pas à mon dessein et appela un petit garçon qui, tel que la nature l’avait fait, sans vêtement aucun, sortit d’un coin de la chambre où il avait dormi sous une épaisse couverture. Il se frotta les yeux sans parvenir à en chasser le sommeil, passa sa petite robe qui, grande ouverte par-devant et tombant jusqu’aux genoux, ne lui couvrait que le dos, prit la lanterne, et marcha devant moi d’un pas mal assuré et en suivant plutôt l’impulsion de ma main que l’accent de ma voix. C’était un véritable somnambule. En entrant dans la maison, où, dans une salle du rez-de-chaussée, quelques Japonais se tenaient accroupis autour d’un brasero, l’enfant se réveilla pour quelques instans, éteignit, en poussant un gros soupir, la lanterne qu’il portait à la main, et se laissa tomber dans un coin; il avait de nouveau fermé les yeux avant que j’eusse eu le temps de souhaiter le bonsoir à mes nouveaux hôtes. Ceux-ci parurent fort surpris d’abord et même inquiets de ma visite inattendue; mais, lorsque je leur eus expliqué que j’étais venu de l’autre côté du lac afin d’entendre de plus près la musique qui se faisait chez eux, ils se mirent à sourire