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fournir une traite assez longue; mais c’est un énergique aiguillon que l’appât de 2 itzibous pour un pauvre diable qui n’en gagne que 10 par mois, et la longueur de la route n’avait pas au reste de quoi enrayer un homme aussi rompu que lui aux marches forcées. Le betto accepta mon offre avec empressement, et aussitôt que je lui eus remis un billet à l’adresse de mon hôte, et où j’expliquais le motif de mon absence, en le priant de m’envoyer de l’argent et un revolver, je vis mon guide s’éloigner au pas de course. Je restai encore un peu de temps dans la maison de thé, puis, passant à mon bras la bride du cheval, je descendis à pied la colline où je m’étais arrêté. Je rencontrai plusieurs Japonais, qui, me voyant cheminer de la sorte, me regardèrent passer avec quelque étonnement; mais aucun d’eux ne manqua de me saluer avec cette respectueuse bienveillance qu’à cette époque même (1862) on avait encore l’habitude de témoigner aux to-djins (hommes de l’Occident).

Au pied de la colline, il y avait une vaste rizière que je traversai au trot, et bientôt j’entrai dans le village de Kanasava. Mon apparition causa une sorte d’émeute, bien qu’un assez grand nombre d’étrangers aient déjà visité cet endroit. Hommes et femmes accoururent sur le seuil des portes pour assister à mon passage, et une foule d’enfans se précipitèrent derrière moi, et m’escortèrent de leurs bruyantes et joyeuses clameurs jusqu’à l’auberge que le betto m’avait désignée comme la meilleure du pays. Je ne puis pas dire qu’on m’y ait accueilli à bras ouverts; bien au contraire mon arrivée causa un embarras visible à l’hôtesse, qui vint à ma rencontre et me pria en termes polis, mais très clairs, de chercher un gîte ailleurs, prétendant qu’elle n’avait aucune chambre de libre et qu’il lui était impossible de me loger, ni moi ni ma bête. Cette réception ne me surprit pas : je savais par expérience qu’il fallait en attribuer l’apparente rigueur non à la malveillance, mais à l’espèce de terreur qu’inspire un gouvernement soupçonneux, qui, là comme partout ailleurs, s’efforce d’empêcher tout commerce entre les étrangers et les indigènes. Aussi, ne me laissant point rebuter, je mis pied à terre, conduisis moi-même mon cheval à l’écurie, et m’installai ensuite dans la salle commune, située au rez-de-chaussée de l’hôtellerie, et où s’étaient réunis bon nombre de curieux inoffensifs, puis je demandai à boire et à manger; mais la maîtresse de la maison, accompagnée de plusieurs autres personnes, revint alors me prier très humblement de vouloir bien quitter l’auberge. Elle s’exposait à être punie, disait-elle, si elle consentait à recevoir un étranger sans la permission des autorités du village. Je lui répondis que mon cheval était trop fatigué pour me ramener sur-le-champ à Yokohama, que d’ailleurs la nuit était proche, et que je ne me souciais