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qui n’assurait la liberté qu’aux fugitifs arrivés dans les lignes fédérales, la chambre de commerce de New-York, qui représente les grands intérêts de la première ville commerciale de l’Union, demanda au président de proclamer l’émancipation immédiate et sans conditions de tous les esclaves des états rebelles. M. Lincoln se décida, le 22 septembre 1862, à prendre cette grave résolution; mais il annonça, pour donner une nouvelle preuve de sa modération, que la proclamation n’aurait son effet qu’à partir du 1er janvier 1863. Il parut un moment comme écrasé sous le poids de la responsabilité qu’il avait prise en sa qualité de commandant en chef de l’armée fédérale, muni de pleins pouvoirs pour réprimer une insurrection. La constitution, en confiant au pouvoir présidentiel la mission de lutter contre la rébellion ou l’invasion, ne pouvait le laisser désarmé contre ces dangers, et dès longtemps John Quincy Adams avait déclaré au sénat qu’en face de tels périls le président pourrait abolir l’esclavage pour sauver la nation. Quand quelques abolitionistes allèrent, le 24 septembre, remercier M. Lincoln, il ne voulut accepter aucun éloge, aucune ovation. « Ce que j’ai fait, dit-il, je l’ai fait après mûre délibération, sous un solennel sentiment de ma responsabilité. Je ne puis prendre qu’en Dieu la confiance que je n’ai pas commis une faute. Je n’essaierai de défendre ma conduite par aucun commentaire. Mon pays et le monde me jugeront, et, s’il est nécessaire, agiront selon ce jugement. Je ne puis rien vous dire de plus. » La proclamation émancipatrice a été, en Amérique comme en Europe, l’objet de violentes critiques. On a reproché à M. Lincoln de ne donner la liberté qu’aux esclaves des rebelles, et de laisser dans les fers les esclaves des états demeurés fidèles. On a trouvé immoral que le maintien des droits de propriété des maîtres fût montré en quelque sorte comme le prix de la fidélité ou du retour a l’Union. Il faut répondre à ce reproche que M. Lincoln ne possédait pas le droit d’abolir l’esclavage dans les états qui n’avaient, par la révolte, perdu ou compromis aucun de leurs droits et de leurs privilèges constitutionnels : sa proclamation était une mesure de guerre qui ne pouvait avoir de force que contre l’ennemi.

A ceux qui ont prétendu que le grand acte de M. Lincoln deviendrait le signal d’une épouvantable guerre servile, les faits ont déjà donné une réponse. Ce n’était point une simple proclamation qui pouvait armer les noirs contre les blancs : en émancipant les esclaves, M. Lincoln savait bien qu’il ne les délivrait pas sur-le-champ. Il voulait montrer seulement au sud que le nord était déterminé à ne lui rien céder. Il punissait cette oligarchie arrogante qui avait donné le signal d’une lutte fratricide, il détruisait le prix que les maîtres d’esclaves se promettaient de la victoire. Voici comment le philosophe