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s’il en avait deux, pouvait en posséder mille. On voit quelle était la modération de Tiberius Gracchis : il poussait les ménagemens jusqu’à l’iniquité. C’est précisément ce qu’avaient fait les États-Unis du nord en protégeant l’esclavage dans le sud par la loi des fugitifs. Les patriciens se montrèrent tout juste aussi reconnaissans que l’ont été les états du sud. Les patriciens furent cruellement punis d’avoir repoussé des concessions excessives et il pourra se faire que les états du sud, qui ont agi de même, ne soient pas moins sévèrement punis.

En outre Tiberius Gracchus voulait qu’on accordât une partie des terres reprises sur l’usurpation patricienne à des citoyens pauvres en toute propriété, comme on l’avait fait dès le temps des rois, et depuis lors chaque fois qu’on établissait une colonie sur un territoire conquis. Par là le sage tribun (je me plais à lui donner ce titre, que les faits exposés par Plutarque justifient) avait le dessein d’arrêter la dépopulation née de la misère, la substitution du travail par les esclaves au travail libre, de combattre l’accroissement démesuré de la propriété, la formation de ces latifundia dont on a si bien dit qu’ils ont perdu l’Italie, et qui là où ils existent encore, comme dans l’état romain, sont un obstacle à la culture et à la population. Ces mesures, si utiles à la république, gênaient beaucoup les patriciens. Les lots assignés aux citoyens étaient déclarés inaliénables ; c’étaient comme des majorats de la petite propriété, institués afin qu’elle ne fût pas absorbée dans la grande, et cela empêchait les grands propriétaires de s’arrondir. Ils se plaignaient qu’on leur enlevât des terrains qu’ils avaient cultivés, et où étaient les tombeaux de leurs ancêtres. C’était touchant, mais pourquoi avaient-ils placé les tombeaux de leurs ancêtres sur des terrains qui ne leur appartenaient point ? La transmission créait certainement non un droit, mais des intérêts à ménager, et c’est pourquoi, par une transaction indulgente, on ne leur reprenait pas tout ce que leurs aïeux avaient pris aux pauvres ou à l’état.

Aujourd’hui, quand on parcourt le désert silencieux de la campagne romaine, partagée entre un nombre restreint de propriétaires, qui sont loin d’en tirer ce qu’elle pourrait rendre, on est vivement frappé des inconvéniens nés de cette distribution de la richesse territoriale, et on appelle tout bas une autre législation qui, en la divisant autrement, en accroîtrait la valeur, en multiplierait les produits et les bienfaits. Une pensée pareille frappa Tiberius Gracchus, lorsque, revenant d’Espagne, il traversa les plaines de la Toscane, qui, par une raison semblable, étaient presque inhabitées, et ce jour-là il conçut le projet de rendre la terre à la culture, en l’enlevant, au nom du droit existant et foulé aux pieds par les riches, à