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que les électeurs choisis postérieurement sont tenus de donner leurs voix, et en fait ils ne peuvent les donner à un autre sous peine de les perdre. L’intrigue et la corruption ont donc déjà fait le choix avant qu’il ne soit sanctionné constitutionnellement. On conçoit aisément que l’indépendance du pouvoir exécutif souffre gravement des conséquences d’un tel système : le président arrive à la Maison-Blanche lié par un programme étroit, par des promesses sans nombre faites à tous ceux qui l’ont aidé à triompher ; ses ministres sont déjà nommés, on s’est déjà distribué toutes les parts dans cette curée de places qui suit l’avènement du premier magistrat de la république.

Heureusement, en face de circonstances imprévues, nouvelles et terribles, il n’y a point de mandat impératif : plus le président s’est trouvé entraîné loin du programme dont il était dans les premiers jours le représentant encore obscur et timide, plus il a retrouvé de force dans sa puissante prérogative. L’ancien bûcheron (railsplitter) de l’Illinois, devenu plus tard avocat, le paisible citoyen, celui qu’on appelait familièrement « l’honnête vieux Abraham » (honest old Abe), n’eut qu’à frapper du pied la terre pour en faire sortir une armée d’un million d’hommes. Cet esprit dont la simplicité rustique s’aiguise volontiers d’une pointe d’innocente ironie fut placé en face des plus redoutables problèmes et des alternatives les plus solennelles. Dans ce rôle où le portaient des événemens que nulle prévoyance humaine n’avait devinés, il ne fut soutenu que par sa probité et par cette constitution qui lui prêtait sa force et sa majesté. Le monde était si déshabitué de voir un président des États-Unis exercer sa prérogative, que la solution pacifique de l’affaire du Trent causa au moins autant d’étonnement que de satisfaction. M. Lincoln rendit à l’Angleterre les commissaires du sud, saisis par le capitaine Wilkes, sans demander l’avis du congrès, contrairement aux vœux de quelques-uns de ses ministres, sans même consulter le sénat, le corps politique par excellence, celui qui, par ses traditions, par sa composition même, représente éminemment les plus grands, les plus durables intérêts de la république. À l’heure présente, le président commande en chef à une immense armée et à une flotte puissante : il a pu destituer le général Mac-Clellan le lendemain de sa victoire d’Antietam ; c’est aux heures les plus sombres et les plus critiques qu’il a revendiqué le plus hautement son autorité ; c’est après la défaite de Fredericksburg, au milieu des menaces et des murmures des démocrates, qu’il a mis en vigueur la loi de la conscription. Dès le début de la guerre civile, il a été autorisé par le congrès à suspendre l’habeas corpus[1]. La proclamation de la loi martiale dans

  1. La constitution porte que l’habeas corpus ne peut être suspendit « que dans les cas de rébellion et d’invasion, lorsque la sûreté publique l’exigera. » L’article ne spécifie point à qui sera dévolu le droit de prononcer la suspension de cet acte. À la suite de vives discussions, il a été décidé que cette prérogative devait appartenir logiquement au pouvoir exécutif, puisque la constitution lui impose la mission de repousser l’invasion et de réprimer les insurrections. M. Binney, jurisconsulte éminent de la Pensylvanie, a écrit sur cette question un mémoire remarquable qui n’a pas été sans influence sur la solution de cette délicate question constitutionnelle.