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Jésus ? Jésus n’existe-t-il pas mille fois plus, n’est-il pas mille fois plus aimé à l’heure qu’il est qu’au moment où il vivait? Il ne s’agit nullement ici de la réputation, de la gloire, qui, sans être une vanité, est souvent d’une criante injustice. Plusieurs des hommes qui tiennent le premier rang dans l’humanité sont et resteront inconnus, « Ils vivent pour Dieu : » ζώσι τώ θεώ, comme dit l’auteur du traité De Rationis imperio, un admirable traité écrit par un compatriote et un contemporain de Jésus. Les plus grands saints sont les saints ignorés, et Dieu garde le secret des plus hauts mérites qui aient ennobli un être moral. Une foule d’hommes parfaitement inconnus de la foule exercent en réalité dans le monde une plus grande influence que les hommes dont la réputation est la plus bruyante. C’est en Dieu que l’homme est immortel. Les catégories de temps et d’espace étant effacées dans l’absolu, ce qui existe pour l’absolu est aussi bien ce qui a été que ce qui sera. En Dieu vivent de la sorte toutes les âmes qui ont vécu. Pourquoi le règne de l’esprit, fin de l’univers, ne serait-il pas ainsi la résurrection de toutes les consciences? L’esprit sera tout-puissant, l’idée sera toute réalité : que signifie ce langage, si ce n’est qu’en l’idée tout revivra? La manière dont ces choses s’accompliront ne peut que nous échapper, car, je le répète, dans un milliard de siècles l’état du monde sera peut-être aussi différent de l’état présent que l’atome mécanique l’est d’une pensée, ou d’un sentiment.

Ce que nous pouvons affirmer toutefois, c’est que la résurrection finale se fera par la science, par la science, dis-je, soit de l’homme, soit de tout autre être intelligent. La réforme scientifique de l’univers est l’œuvre à peine commencée qui est dévolue à la raison. Mille fois cette tentative sera traitée d’attentat, mille fois l’esprit conservateur s’écriera qu’on fait un outrage à Dieu en touchant à son œuvre; mais le progrès de la conscience est une chose fatale. Mettons que notre planète soit condamnée à n’atteindre que des résultats médiocres, que la routine, sous prétexte de conserver les dogmes dont elle a besoin, étouffe l’esprit scientifique, et amène l’annulation de l’humanité pour les grandes choses : que serait une telle perte dans l’ensemble de l’univers? La même que celle d’un grain de blé qui dans les plaines de la Beauce tombe sur un caillou, ou d’un germe de vie qui, dans la nuit mystérieuse de la génération, ne trouve pas les conditions favorables à son développement.

Adieu, cherchons toujours.


ERNEST RENAN.