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du soleil, peut compter sur plusieurs millions de siècles. Que sera le monde quand un million de fois se sera reproduit ce qui s’est passé depuis 1763, quand la chimie, au lieu de quatre-vingts ans de progrès, en aura cent millions? Tout essai pour imaginer un tel avenir est ridicule et stérile. Cet avenir sera cependant. Qui sait si l’homme ou tout autre être intelligent n’arrivera pas à connaître le dernier mot de la matière, la loi de la vie, la loi de l’atome? Qui sait si, étant maître du secret de la matière, un chimiste prédestiné ne transformera pas toute chose? Qui sait si, maître du secret de la vie, un biologiste omniscient n’en modifiera pas les conditions, si un jour les espèces naturelles ne passeront pas pour des restes d’un monde vieilli, incommode, dont on gardera curieusement les restes dans des musées? Qui sait, en un mot, si la science infinie n’amènera pas le pouvoir infini, selon le beau mot baconien : « savoir, c’est pouvoir? » L’être en possession d’une telle science et d’un tel pouvoir sera vraiment maître de l’univers. L’espace n’existant plus pour lui, il franchira les limites de sa planète. Un seul pouvoir gouvernera réellement le monde, ce sera la science, ce sera l’esprit.

Dieu alors sera complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est: il est in fieri, il est en voie de se faire. Mais s’arrêter là serait une théologie fort incomplète. Dieu est plus que la totale existence; il est en même temps l’absolu. Il est l’ordre où les mathématiques, la métaphysique, la logique sont vraies; il est le lieu de l’idéal, le principe vivant du bien, du beau et du vrai. Envisagé de la sorte, Dieu est pleinement et sans réserve; il est éternel et immuable, sans progrès ni devenir.

Ce triomphe de l’esprit, ce vrai royaume de Dieu, ce retour au modèle idéal, me semblent la fin suprême du monde. C’est l’humanité qui, à notre connaissance, est le principal instrument de cette œuvre sacrée. L’animal le plus humble, le dernier zoophyte, est à sa manière déjà un commencement de connaissance de la nature par elle-même, un retour obscur vers l’unité; mais l’humanité, par la faculté qu’elle a de capitaliser les découvertes, par le privilège qu’a chaque génération de partir du point où la précédente s’est arrêtée pour passer à de nouveaux progrès, est marquée pour une plus haute destinée. Le règne de l’esprit est l’œuvre propre de l’humanité. En supposant que ce ne soit pas elle qui atteigne le but, elle aura marqué dans la série des efforts pour l’atteindre. Alors nous régnerons, nous tous hommes de l’idée. Nous serons cendres depuis des milliards d’années, les quelques molécules qui font la matière de notre être seront désagrégées et passées à d’incalculables transformations; mais nous ressusciterons dans le monde que nous aurons contribué à faire. Notre œuvre triomphera. Le sens moral alors