Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/755

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Davis a retiré son représentant à Londres, M. Mason. Le dépit et l’impatience du gouvernement de Richmond se comprennent aisément lorsqu’on a parcouru le Blue Book. On y voit de fréquentes et longues communications écrites de M. Mason, auxquelles le comte Russell ne répondait jamais que par des accusés de réception d’une brièveté et d’une sécheresse qui lui sont toutes particulières. Le contraste entre les dépêches de l’envoyé confédéré et les deux lignes stéréotypées du ministre anglais finissait par devenir comique. M. Mason a été envoyé en France et associé à M. Slidell. Le séjour de la France lui sera certainement plus agréable que celui de l’Angleterre ; mais il n’y recrutera pas de partisans à sa cause. Déjà en Angleterre les sympathies pour les confédérés vont diminuant. Lord Russell a dit que, dans son opinion, les partisans de l’union avaient en Angleterre la majorité numérique. Ce retour d’opinion est curieux ; les commissaires confédérés ne peuvent espérer de trouver en France la compensation de ce qu’ils ont perdu en Angleterre.

Un des écrivains les plus éminens de notre cycle littéraire, M. de Vigny, vient de mourir, et la Revue perd en lui un de ses collaborateurs les plus distingués. La mort de M. de Vigny a été prématurée, et pourtant il semblait avoir mis fin lui-même, depuis plusieurs années, à sa carrière littéraire. Cet esprit délicat avait débuté sous la restauration par le roman de Cinq-Mars. Il fut militant à son heure, et au moment de la lutte romantique il livra bataille sur l’Othello de Shakspeare, qu’il voulut approprier à notre scène. Ses vrais joyaux littéraires furent l’œuvre des années d’entrain qui suivirent la révolution de 1830, la révolution qui porte la date rayonnante de la jeunesse de notre siècle. C’est alors qu’il écrivit les Consultations du Docteur noir, ces biographies de trois poètes diversement illustres et également malheureux, compositions brodées de fantaisie, et où le sentiment poétique le plus exquis émane de la mise en scène la plus soigneusement arrangée et du style le plus délicatement travaillé. Il n’y a pas moins de finesse de sentiment et d’art dans les scènes qui suivirent, et qui forment le volume de Servitude et Grandeur militaires ; mais l’inspiration semble ici plus robuste, et la touche plus vigoureuse. On relira toujours avec émotion ces pages du capitaine Renaud, où le roman côtoie la grande histoire. M. de Vigny s’arrêta après ce dernier ouvrage. On a eu de lui plus tard, à de rares intervalles, des poèmes philosophiques ; mais il semble que cet esprit raffiné ne fût point de ces natures exceptionnellement vigoureuses qui, après avoir eu les grâces et les élégances de la jeunesse, arrivent à la puissance féconde du talent viril. L’exemple n’est pas rare à notre époque de ces esprits qui ne s’accommodent point aux divers âges de la vie. Quant à M. de Vigny, avec les romans, les nouvelles, les poésies et les drames de sa jeunesse, il avait fourni une œuvre complète. Ce fut peut-être de sa part une coquetterie d’artiste et une preuve de goût d’en rester là de peur d’altérer l’unité d’une carrière littéraire qui restera comme une des plus pures et des plus nobles de notre époque.

E. FORCADE.