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les ont remplies. La Russie ne les a pas tenues ; avertie aujourd’hui par les représentations des puissances, la Russie persévère dans la violation de ses engagemens. Elle renonce donc à la sanction du traité ; elle ne peut plus posséder la Pologne que par conquête et usurpation ; ses infractions au contrat ont frappé de nullité son titre de possession. » L’arrêt de lord Russell est catégorique ; venant de l’homme qui représente la politique extérieure de l’Angleterre, il a une gravité que l’on ne saurait contester. C’est en vain que lord Russell s’interdit de le mettre à exécution de ses propres mains ; la portée morale d’un tel jugement n’en subsiste pas moins tout entière. Quoi qu’en puissent penser les Berg, les Mouravief et le prince Gortchakof, devenu leur porteur de paroles, la force morale compte et comptera toujours pour beaucoup dans les affaires de ce monde. Nous croyons que déjà lord Russell a proposé à Vienne de déclarer la Russie déchue de ses droits sur la Pologne. On dit que cette proposition n’effarouche point le cabinet de Vienne, que l’Autriche voudrait même que la déchéance fût étendue à toutes les provinces polonaises possédées par la Russie. Cette combinaison, en rendant possible la reconstitution d’une grande Pologne, offrirait en effet à l’Autriche des perspectives sérieuses, et pourrait dans l’avenir la mettre efficacement à l’abri des agressions russes. Quoi qu’il en soit, la déclaration de lord Russell a une grande importance. Le ministre anglais s’écrie, lui aussi, à sa façon que les traités de 1815 n’existent plus. Tel est le premier résultat des rodomontades provocatrices de la cour de Pétersbourg. Le terrain de la question polonaise est maintenant déblayé de ces vieux parchemins de 1815 où s’était empêtré jusqu’à présent le débat diplomatique. La question polonaise cesse désormais d’être une question d’interprétation de traité. Elle reprend le caractère plus simple, plus vrai, plus émouvant d’une question de droit national, d’ordre européen et d’humanité.

Le prince Gortchakof a sans contredit d’habiles rédacteurs politiques. On prétend que, comme un chef d’orchestre disposant d’instrumens différens pour exprimer la variété des effets musicaux, il a formé un groupe de collaborateurs où sont réunis avec choix des écrivains distingués et de tempéramens divers : l’un, d’un caractère doux, parle avec élégance le langage de la conciliation ; un autre sait envelopper sa pensée dans une obscurité pompeuse ; un troisième, d’humeur hautaine et cassante, joue au naturel l’impertinence et fait siffler le sarcasme. Le prince Gortchakof a toujours de la sorte au bout de sa sonnette le truchement qui convient à la circonstance. Nous ne critiquons point cet arrangement ingénieux ; nous y voyons un hommage rendu par le gouvernement d’une nation à demi barbare à la puissance littéraire, et le talent des organes de la chancellerie russe ne fait point un médiocre honneur au goût du prince Gortchakof. Le prince, lorsqu’il eut à répondre aux premières ouvertures des puissances, lorsqu’il voulut plus tard réparer le mauvais effet de sa seconde