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adopté le chiffre 616 au lieu de 666[1]. Cela pourtant n’avait rien d’étonnant. Parmi les copistes du livre, il y en avait qui savaient encore parfaitement de qui le chiffre apocalyptique voulait parler, et parmi ceux-ci il devait y en avoir de Latins ou préférant la prononciation latine à la grecque, c’est-à-dire qu’ils n’écrivaient pas Néron comme les Grecs, mais Nero comme les Romains. Il y avait donc un N ou 50 à retrancher, ce qui faisait précisément 616.

Ce que nous avons dit du manque de pénétration d’Irénée, ou du moins de la timidité avec laquelle se mouvait son esprit méticuleux dès qu’il ne se sentait plus appuyé par la tradition romaine de son temps, n’a rien d’exagéré, si nous observons que l’opinion qui identifiait l’Antéchrist et Néron se perpétua longtemps dans l’église, bien qu’à partir du moment où l’église et l’empire entrevirent la possibilité de s’entendre, il ne pût plus en être question dans la théologie officielle.

Ainsi plusieurs sibylles de différentes dates, mais toutes postérieures à la mort de Néron, n’en font aucun mystère. Pour elles, l’Antéchrist, c’est le μητροχτόνος άνήρ, l’homme meurtrier de sa mère, qui est caché en Orient, mais qui va revenir, ramenant avec lui l’impiété, la guerre et le massacre. Elles savent que c’est chez les Mèdes et les Perses, c’est-à-dire chez les Parthes, qu’il trouvera des alliés, et qu’il sera l’instrument aveugle de la colère de Dieu contre Rome impériale. Citons un seul fragment pour donner une idée de ces curieux oracles :


« Le grand roi de la grande Rome, l’homme égal à Dieu, — que Jupiter, disent-ils, et Junon la déesse engendrèrent, — qui brigue les applaudissemens en chantant sur les théâtres — ses hymnes doucereuses, qui en a tant tué, sans compter sa propre mère, — partira de Babylone, terrible et impie. — La multitude et les grands lui font cortège. — Il a tué, il a tué, et n’a pas même respecté le sein qui l’a porté. — Il s’est vautré dans l’adultère, né lui-même de la prostitution. — Il va vers les rois des Mèdes et des Perses, qu’il a préférés à tous. »


Après quoi la sibylle nous fait assister au sac de Jérusalem et du temple; mais alors le feu du ciel dévore à la fois Babylone, la mer, l’Italie, et la furieuse prophétesse prédit ainsi la dévastation de Rome :


« Le tombeau t’environne : tu as bu le poison ! — Chez toi sont les adultères et les vices contre nature. — Ville impie, ville mauvaise, tu mourras misérable ! — Malheur, malheur à toi, ville impure de la terre latine! — Bacchante qui joues avec tes vipères, tu t’assiéras veuve au pied de tes collines, — et il n’y aura plus que le Tibre pour te pleurer, prostituée ! »

  1. Irén., Adv. Hœf., v, 30.