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la nation qui avait enfanté le Messie, et qui doit se réfugier au désert pour se mettre à l’abri de sa rage. N’aurions-nous pas ici un écho de cette émigration juive-chrétienne qui, vers le temps de la guerre romaine, se réfugia dans les déserts du Jourdain, la Batanée, la région de Pella, et y fonda des églises judaïsantes qui durèrent fort longtemps? Ce que voyant, le monstre s’en va faire la guerre aux enfans de Dieu dispersés sur la terre. Déjà pourtant, au point de vue de l’auteur, la vraie église, l’église mère, est en sûreté. Et alors, debout sur le sable de Patmos, le prophète voit surgir de la mer une bête gigantesque, à laquelle Satan a donné son pouvoir, car elle a comme lui sept têtes et dix cornes; de plus elle a dix diadèmes sur les cornes et des noms de blasphèmes sur les têtes. Horreur ! une de ces têtes est frappée à mort, et puis voici que cette blessure mortelle est guérie, que la tête revit, et que toute la terre dans l’admiration suit cette bête et se prosterne devant elle, car elle a reçu l’empire universel. Cette bête, c’est l’empire romain; ses sept têtes sont les sept empereurs qui se sont succédé depuis Auguste; ses dix cornes sont les dix grands royaumes[1] ou nations dont l’ensemble constituait l’empire romain. Et quant aux noms blasphématoires écrits sur les sept têtes, nous comprenons aisément que, pour le rigide monothéisme des Juifs, les titres d’auguste, de divin, dont se paraient les empereurs, fissent l’effet d’une véritable anthropolâtrie. — A côté d’elle vient se ranger un autre animal ayant deux cornes comme l’agneau, mais parlant comme le dragon; en d’autres termes, il a l’apparence d’un vrai prophète, d’un messie même, mais son enseignement est diabolique. C’est lui qui, en les éblouissant de ses enchantemens et de ses prestiges, persuade à tous les habitans de la terre d’adorer la bête, cet être étrange qui, «bien que frappé à mort, vivait toujours. » C’est lui, son conseiller, qui lui persuade d’enlever jusqu’aux moyens matériels de l’existence à tous ceux qui ne veulent pas reconnaître son pouvoir. Cette bête horrible concentre dès lors l’intérêt sur elle-même, et l’auteur veut absolument qu’on la reconnaisse sans qu’il soit forcé de dire son nom tout haut. Voilà pourquoi nous lisons ici (XIII, 18) :


«C’est ici qu’est la sagesse ! Quiconque a de l’intelligence, qu’il calcule le nombre de la bête: c’est le nombre d’un homme, et ce nombre est 666. »


Là est évidemment la clé du livre, une clé bien vite perdue et retrouvée seulement depuis quelque temps. Ceux qui l’eurent en main au Ier et au XIXe siècle de notre ère ont trouvé que 666 représentait

  1. L’auteur, confondant sans doute la situation générale de l’empire avec celle de son propre pays, gouverné par des rois sous la suprématie romaine, pouvait désigner ainsi les dix grandes contrées réunies dans l’empire: Afrique, Espagne, Gaule, Bretagne, Germanie, Italie, Grèce, Asie, Syrie, Égypte.