Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 47.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur le trône, dit Tacite, fut la dernière de sa vie et presque de l’état. Il était temps qu’une main de fer comme celle de Vespasien, fort occupé pour le moment en Judée, vînt resserrer les liens détendus de ce grand corps qui menaçait de s’affaisser sur lui-même, d’autant plus que d’étranges rumeurs circulaient à Rome, en Grèce, en Asie. Les gens les mieux renseignés affirmaient pertinemment que Néron, ayant perdu la tête, s’était fait tuer par un de ses affranchis dans une grotte isolée; mais ils paraissaient trop intéressés à l’affirmer. Le fait est que le peuple ne croyait pas à cette étrange nouvelle, et le bruit se répandait à chaque instant que Néron n’était pas mort, qu’il avait réussi à gagner secrètement l’Asie, et que, très bien accueilli par les Parthes, il allait revenir à la tête d’une armée d’Orientaux pour se venger de ses ennemis et infliger à Rome un châtiment dont le fameux incendie de l’an 64 n’eût été que le faible avant-coureur. Il faut lire dans les historiens les plus accrédités les nombreuses et curieuses tentatives des faux Nérons qui se succédèrent, pour ainsi dire, sans désemparer sous les règnes suivans et trouvèrent constamment des partisans crédules et enthousiastes. Cela prouve ce que l’on soupçonnait déjà, c’est-à-dire que Néron fut plus populaire qu’on ne le penserait à première vue. Il y avait même des gens qui, pour concilier toutes les versions, admettaient qu’en effet Néron avait reçu une blessure mortelle; mais ils ajoutaient que, remis sur pied par un prodige satanique, il réaliserait, sous les auspices et avec l’aide de l’enfer, le terrible programme qui lui était attribué. Dans ceux qui parlaient ainsi, nous pouvons déjà reconnaître des chrétiens et des Juifs pour qui la possibilité d’une résurrection opérée par Dieu ou par le diable n’avait rien d’inadmissible, et qui, ayant de sérieux motifs pour abhorrer leur cruel persécuteur, ne devaient voir on lui que l’instrument infernal des dernières calamités pesant sur le monde. Il est certain qu’un pareil scélérat, qui avait en quelque sorte réalisé l’idéal du vice et du crime, qui, surtout pendant les dernières années de sa vie, s’était plongé publiquement dans les plus crapuleuses débauches, qui avait fait périr ses meilleurs amis, sa femme, sa mère elle-même, devait aisément revêtir l’apparence d’un être surnaturellement mauvais, de quelque chose comme une incarnation démoniaque.

Les Juifs étaient alors dans toute l’exaltation de la lutte désespérée qu’ils avaient engagée contre l’empire. Depuis l’an 66, ce peuple, poussé à bout, avait chassé les aigles romaines et proclamé son indépendance, résolu à la défendre jusqu’au dernier souffle. L’année d’après, Néron envoyait en Palestine Vespasien avec les instructions les plus sévères. En 68, le général romain avait reconquis pied à pied la Galilée et la Samarie, et arrivait sous les murs de Jérusalem, qu’il allait bientôt quitter avec le titre d’empereur,